Au lendemain d’un crime, il est délicat, sinon malvenu, d’exprimer des réserves sur la victime. Qu’avaient derrière la tête, en janvier 2015, ceux qui refusaient de communier derrière le slogan « Je suis Charlie » ? Rechignaient-ils à condamner le massacre, ou exprimaient-ils une réticence à l’égard des positions adoptées par le journal, en particulier la publication des caricatures de Mahomet ? La première opinion paraît intolérable, tandis que la seconde est parfaitement digne d’être débattue. Mais on ne juge pas une victime dont le sang est à peine sec : toute critique passe pour un signe d’approbation du tueur. La chose est perceptible aujourd’hui à propos du meurtre de la personnalité trumpiste Charlie Kirk.
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Quoi qu’en disent quelques provocateurs, personne ne peut approuver cet attentat. Un homme est mort. Un père, un fils, un mari, un ami, et nul ne saurait s’en réjouir. Mais, au-delà, ce sont toutes les critiques, plus ou moins subtiles, formulées contre lui qui sont dénoncées comme une apologie de son meurtre. L’assassinat de Charlie Kirk est utilisé, aux Etats-Unis mais aussi en France, pour propager la vision d’un courant conservateur en lutte face à l’obscurantisme woke qui pratique la censure et, désormais, l’assassinat.
Des deux côtés de l’Atlantique, l’extrême droite invoque volontiers la liberté d’expression. Elle en a fait un slogan pour se donner une image d’ouverture face à une gauche incapable de débattre, et pour dénoncer toute forme de contradiction ou d’encadrement juridique comme une insupportable censure. Or, nul n’incarnait aussi bien cette stratégie que Charlie Kirk, qui voyageait à travers le pays pour « débattre » avec des étudiants supposément hostiles à ses valeurs. D’un côté, le micro ouvert à tous, de l’autre le bâillon et le fusil, telle est l’image colportée par l’extrême droite. C’est face à ce discours qu’il convient de rappeler quelques éléments, étant bien entendu que rien ne justifiait de tuer Charlie Kirk.
D’abord, il ne faut jamais oublier que Donald Trump et ses associés portent à la liberté d’expression des atteintes d’une ampleur sans précédent dans l’histoire récente des Etats-Unis. Des militants sont arrêtés, emprisonnés ou expulsés en raison de leurs opinions. Les archives, les livres, la recherche scientifique font l’objet de vastes entreprises de censure parce qu’ils emploient certains mots ou abordent certains thèmes. Les universités et les médias sont violemment attaqués… Il suffit d’observer la manière dont le mouvement MAGA (Make America Great Again) encourage aujourd’hui à sanctionner durement toute expression hostile ou simplement maladroite à l’égard de Charlie Kirk. Les grandes déclarations des trumpistes sur la liberté d’expression sont d’une profonde hypocrisie : sous nos yeux, ils œuvrent à la transformation des Etats-Unis en régime autoritaire. En Europe, leurs émules rêvent d’en faire autant et n’invoquent la liberté d’expression que pour mieux réduire leurs adversaires au silence, selon le slogan imaginé par Damien Ribeiro dans un roman récent : « On ne peut plus rien dire… alors taisez-vous ! »
Ensuite, en raison du contexte particulier que constituent le trumpisme et la montée de l’extrême droite en France, il n’est peut-être pas trop tôt pour rappeler que l’homme qui vient d’être assassiné n’était pas un héros de la liberté d’expression. Il a largement propagé des théories complotistes, par exemple sur le prétendu vol des élections de 2020, qui nuisent profondément à tout usage de la liberté d’expression. A quoi bon permettre aux gens d’exprimer leur opinion, si on les prive de la base factuelle sur laquelle la former ?
Les mensonges répétés de Donald Trump et de ses soutiens sapent les conditions de tout débat démocratique. Une telle discussion est également bien éloignée des « débats » qui ont fait la renommée de Charlie Kirk et feront désormais sa légende.
Dans un texte qui entretient le mythe d’une extrême droite ouverte au débat face à une gauche qui le refuse, Emma Becker assure que les adversaires de Charlie Kirk ont perdu « un contradicteur contre lequel aiguiser leurs arguments et leur esprit critique ». Mais comment débattre avec un trumpiste ? Il suffit, pour se faire une idée, de rechercher sur internet ce que les admirateurs de Charlie Kirk qualifient de « meilleurs moments ». Ces scènes ne représentent pas un échange d’argument ou l’exercice d’un quelconque « esprit critique ». On y voit plutôt un homme humilier des étudiants mal à l’aise grâce à son assurance et à quelques astuces rhétoriques.
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Est-il besoin de l’écrire ? Il ne méritait évidemment pas de mourir pour cela. Le meurtre de ce jeune homme est une tragédie. Mais on peut le condamner absolument, sans oublier quelles causes il défendait et quels objectifs visent aujourd’hui ceux qui se servent de sa mort.
« On ne peut plus rien dire », par Thomas Hochmann, Anamosa, 72 p., 5 euros.
BIO EXPRESS
Thomas Hochmann est juriste et professeur de droit à Nanterre. Il a publié en mars l’essai « On ne peut plus rien dire – Liberté d’expression : le grand détournement » (Anamosa).
Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur
au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.