September 28, 2025

FACE-A-FACE. Montségur, Puilaurens, Lastours… Châteaux cathares ou forteresses royales ? Quand la candidature à l’Unesco divise les historiens

l’essentiel
Entre rigueur historique et mémoire régionale, un vif débat oppose les historiens autour des “châteaux cathares”, rebaptisés “forteresses royales” dans le cadre de leur candidature à l’Unesco. Faut-il corriger un mythe né au XIXᵉ siècle ou préserver un symbole identitaire enraciné dans l’imaginaire occitan ? Deux historiens nous livrent leur point de vue.

Arnaud Fossier, historien médiéviste, soutient que les “châteaux cathares” autour de la Cité de Carcassonne devraient être appelés “forteresses royales”. Il explique pourquoi cette appellation serait plus conforme à la réalité historique… et pourquoi elle suscite tant de débats.

Pourquoi parler aujourd’hui de “forteresses royales” plutôt que de “châteaux cathares” ?

Il faut d’abord préciser que ce changement vient d’une volonté locale, notamment du département de l’Aude, dans le cadre de la candidature de ces châteaux au patrimoine mondial de l’Unesco. Ce n’est pas une décision imposée par l’extérieur ou par des historiens isolés : c’est le fruit d’un travail collectif de six ans, appuyé par quarante ans de recherches.

En quoi cette appellation de “château cathare” pose-t-elle problème ?

Elle est trompeuse. Les châteaux que nous connaissons ont été construits dans les années 1220-1230, soit après l’émergence de l’hérésie cathare, et surtout pour l’écraser. Ils ont été bâtis par le roi de France à des fins militaires, pour défendre la frontière face au royaume d’Aragon. Ce ne sont pas des résidences cathares. Donc ni “château” au sens noble du terme, ni “cathare” : ce sont des forteresses royales.

Arnaud Fossier, historien médiéviste.
Arnaud Fossier, historien médiéviste.
DR

Certains de ces lieux n’ont-ils pas été occupés par des cathares ?

Temporairement, oui, pour une poignée d’entre eux à peine. Des dissidents ont fui les persécutions et trouvé refuge dans des habitats villageois, comme à Montségur. Mais ils n’ont jamais construit de châteaux, ni vécu durablement dans ceux qu’on visite aujourd’hui. Cette idée relève davantage d’un mythe, qui s’est construit sur très peu de sources historiques fiables.

Le catharisme aurait-il été “inventé” selon vos travaux ?

Le catharisme, tel qu’on le présente souvent comme une religion structurée avec son clergé, a été en grande partie une construction de l’Église elle-même. Cela servait ses intérêts, tout comme ceux de la monarchie française : affirmer leur autorité, mater les velléités d’indépendance du Languedoc. Le pape lance d’ailleurs la croisade dès 1209. Cette invention d’un ennemi permettait de justifier une conquête.

Pourtant, l’image des cathares résistants reste très vivace dans la région…

Bien sûr. Depuis le XIXe siècle, les cathares nourrissent une mythologie puissante : celle d’un peuple rebelle, persécuté, indépendant. Les fédéralistes, les protestants, certains militants régionalistes se sont identifiés à eux. Et plus les sources sont rares, plus on projette nos fantasmes.

Cela ne vous attriste pas de déconstruire ce mythe ?

Pas du tout. Le rôle de l’historien n’est pas de dire aux gens en quoi croire. On partage le fruit de nos recherches. Parfois ça confirme des idées reçues, souvent non. Mais l’histoire n’a pas à écraser la mémoire : elle peut dialoguer avec elle. À chacun ensuite de faire évoluer son regard.


Docteur en histoire de la théologie (Université de Strasbourg), Roland Poupin défend de son côté l’appellation de “châteaux cathares” pour les huit sites audois et ariégeois candidats au patrimoine mondial de l’UNESCO. Selon lui, parler de “forteresses royales” efface une part essentielle de leur histoire.

Pourquoi le changement d’appellation vous paraît-il problématique ?

Parce qu’avant qu’il y ait des forteresses royales, il y avait autre chose. Michel Roquebert, grand historien médiéviste aujourd’hui disparu, l’a démontré : sous leur forme actuelle, ces bâtisses sont des reconstructions postérieures à la croisade, donc effectivement royales. Mais ces forteresses ont été érigées là parce qu’il existait déjà des lieux-refuges, qui ont servi à protéger les cathares. En changeant de nom, on gomme une partie de l’histoire.

La controverse se résume-t-elle à une guerre de mots ?

Non, pas seulement. Derrière l’étiquette “forteresses royales”, il y a une logique déconstructionniste qui tend à minimiser, voire à nier, l’existence du catharisme. Certains affirment que nous ne connaissons les cathares que par les sources inquisitoriales. C’est faux : nous disposons de textes authentiques, comme Le Livre des deux principes, retrouvé en 1939, ou encore des rituels liturgiques. Dire qu’il n’y a pas de sources cathares, c’est entretenir une forme d’oubli.

Roland Poupin, théologien.
Roland Poupin, théologien.
DR

Vous maintenez donc que le catharisme a bien existé comme courant religieux organisé ?

Évidemment. Dès 1179, un concile œcuménique de l’Église catholique emploie le mot “cathare” pour désigner les hérétiques d’Occitanie. Nous savons aussi que leur doctrine était dualiste, comme en témoigne ce même Livre des deux principes. Contrairement à ce qu’ont soutenu certains au XIXe et XXe siècles, les cathares n’étaient pas manichéens : ils étaient chrétiens, mais dualistes. Jean Duvernoy l’a souligné dès les années 1970.

Pourquoi cette mémoire est-elle si importante à préserver ?

Parce que nier le terme, c’est fragiliser l’existence même de cette population. Ces hommes et ces femmes ont été persécutés, leur civilisation anéantie. Mais ils ont laissé des textes, une théologie, une organisation originale proche d’un ordre monastique, comme l’a mis en évidence l’archiviste Anne Brenon. Si nous acceptons de les effacer par le vocabulaire, puis de minimiser leurs sources, et enfin de rebaptiser les lieux où ils se sont réfugiés, nous favorisons une triple disparition : celle des textes, des sites, et de la mémoire des persécutés.

En somme, ce débat dépasse les pierres des châteaux.

Oui, il touche à la transmission d’une histoire et d’une identité. Rebaptiser ces châteaux en simples forteresses royales, c’est promouvoir l’oubli. Or l’histoire ne devrait jamais oublier ceux qui ont existé, qui ont cru autrement, et qui en ont payé le prix.

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