La vieille ville historique de Bucarest, le 10 octobre 2025. ARTUR WIDAK / NURPHOTO VIA AFP
Quand on rencontre Mircea Cărtărescu, un homme modeste et poli, rien ne laisse soupçonner qu’il est le Kundera roumain, un auteur nobélisable à l’œuvre foisonnante et onirique. L’écrivain le plus connu de Roumanie. La librairie dans laquelle il nous donne rendez-vous, Humanitas Cișmigiu, est vaste et lumineuse avec ses grandes baies vitrées qui donnent sur le Bulevardul Regina Elisabeta. On pourrait être dans n’importe quelle librairie d’une capitale de l’Ouest. Mais, au-dehors, la circulation semble plus lente, les façades plus fatiguées, Bucarest est une ville qui a traversé plusieurs régimes sans jamais avoir eu le temps de refermer les parenthèses de ces mondes successifs.
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Mircea Cărtărescu s’assoit et commande un chocolat chaud. L’écrivain, né en 1956 sous le régime de Ceaușescu, adore Bucarest, « la plus charmante et la plus triste des villes », bâtie sur ses propres ruines, tiraillée entre ses boulevards d’inspiration parisienne et ses palais de béton hérités du socialisme et de la mégalomanie des Ceaușescu. « Le communisme a voulu refaçonner l’homme. Il y est presque parvenu. Nous en portons encore la marque : un handicap mental, une manière d’avoir peur », explique-t-il. Sa génération a vu tomber le dictateur, mais pas le système.
La Roumanie est restée plus longtemps que d’autres pays du bloc de l’Est figée dans un mode de vie dicté par ses apparatchiks post-communistes qui se sont agrippés au pouvoir. Sa capitale, trente-cinq ans après la chute du régime, est hétéroclite et passionnante : un musée à ciel ouvert de l’architecture socialiste tardive, où brillent encore des vestiges haussmanniens et des folies de l’Empire austro hongrois que Cărtărescu chérit, et ces poches d’effervescence culturelle qui colonisent ces vestiges trop imposants pour être effacés. Bucarest est le décor récurrent de ses romans. « Elle a été bâtie sur ses propres ruines. Les ruines sont plus humaines que le verre et l’acier. » Dans un questionnaire, on lui avait un jour demandé d’imaginer le paradis ; il avait répondu : « Une planète couverte d’une seule ville en ruine, où je serais le seul habitant, libre d’entrer dans chaque maison pour en explorer les âmes. »
Le poète et romancier roumain Mircea Cărtărescu, à Berlin le 11 octobre 2019. ANTON ROLAND LAUB, – / AFP
Quand je l’interroge sur le présent, il soupire. « Nous vivons un moment tragique. L’Europe de l’Est est écartelée entre la tentation du repli national et l’aspiration européenne. L’Ouest nous a tendu la main avec bienveillance ; nous lui avons offert, en retour, la sécurité. L’Ukraine défend aujourd’hui toute l’Europe. » Il laisse le silence s’installer, puis reprend : « Mais partout, les extrêmes renaissent. L’histoire n’est pas finie, contrairement à ce que croyait Francis Fukuyama. [Le politologue américain prévoyait la fin de l’histoire puisqu’un consensus universel sur la démocratie était sur le point de mettre un point final aux conflits idéologiques. NDLR] La démocratie est lasse, la liberté ne séduit plus. Les jeunes n’ont pas connu les guerres ni les dictatures : l’extrémisme leur semble une aventure romantique. »
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Il évoque la puissance de la propagande russe, son art du brouillage : « Elle ne soutient ni un camp ni un autre, elle sème le chaos. Le chaos, c’est le projet même du Kremlin. » Pour Cărtărescu, la crise de l’Europe n’est pas seulement politique, elle est spirituelle. « Nous traversons la même lassitude qu’entre les deux guerres mondiales : les démocraties doutent d’elles-mêmes. Hitler et Staline semblaient triompher, et pourtant la liberté a fini par l’emporter. Mais rien n’est jamais acquis. » Quant à la nostalgie du communisme, si visible dans son pays, il la relativise : « Ce n’est pas la nostalgie du système, mais celle de la jeunesse. Ceux qui ont vécu cette époque se souviennent d’eux-mêmes, non du régime. Et les plus jeunes n’ont connu que la propagande : ils croient à un âge d’or qui n’a jamais existé. »
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Il parle alors de son propre âge : « J’aurai 70 ans. C’est l’âge où l’on regarde en arrière. Je n’ai plus d’illusions ni d’orgueil. Je voudrais écrire encore un ou deux livres dont je puisse être fier. » Son dernier roman publié en France, « Théodoros », a été finaliste de plusieurs prix sans en obtenir aucun : « C’est mon destin : être nommé partout et ne rien gagner, dit-il en souriant. Mais cela me va. »
La danse comme archéologie
Simona Deaconescu parle avec la même précision que Cărtărescu. Formée au cinéma avant de se tourner vers la chorégraphie, elle imagine la scène « comme un espace de montage » : le corps y est une caméra, la danse un mode d’enregistrement du réel. La Roumanie, explique-t-elle, n’a pas encore digéré toutes ses strates de mémoire. « Nous portons encore des habitudes héritées du passé : la manière de se tenir, de parler, de se taire parfois. » Le demi-siècle de surveillance a façonné des corps collectifs, disciplinés. A la chute du régime, la liberté est proclamée, mais le corps, lui, reste en retard. « Il a fallu réapprendre à respirer, à occuper l’espace autrement. »
Dans ses pièces, Deaconescu travaille à partir d’archives, photographies, journaux, vidéos. La danse devient une fouille, une excavation des réflexes hérités. Dans « Choreomaniacs », elle revisite l’épidémie de danse de Strasbourg en 1518 (cette transe macabre qui saisit des centaines d’habitants pendant plusieurs semaines) dans BLOT – Body Line of Thought, elle s’intéresse à la contamination, à la mémoire cellulaire. « Le corps est une archive du monde », résume-t-elle. Comme chez Cărtărescu, le passé ne se dit pas frontalement : il affleure dans les gestes et la façon d’habiter la ville.
Subcarpați ou l’invention d’un folklore urbain
Alt Shift, Strada Constantin Mille 4, ressemble à ces restaurants-salles de concerts que l’on trouve à Berlin ou à Lisbonne : murs en béton, néons, jeunesse bohème. Bean, le fondateur du groupe de musique Subcarpați, arrive massif, chemise entrouverte, croix orthodoxe tatouée sur l’avant-bras pour masquer la cicatrice d’un accident de voiture. A ses côtés, Afo, son complice scénique et manager, et Ecaterina Dinulescu, directrice du Centrul Cultural Subcarpați. Autour d’un plateau de charcuterie, ils racontent comment un projet électro-folk s’est transformé en collectif, puis en centre culturel. Subcarpați mélange hip-hop et chants archaïques de montagne, longtemps associés à la propagande du régime. « Si on avait lancé Subcarpați dans les années 1990, ça n’aurait pas pris. Tout le monde était écœuré par le folklore. En 2010, les jeunes étaient prêts à le réécouter sans honte. » explique Bean
Des chats sont assis devant la fenêtre d’une vieille maison à Bucarest, en Roumanie, le mardi 11 novembre 2025. VADIM GHIRDA/AP/SIPA / VADIM GHIRDA/AP/SIPA
Dans une capitale où ne subsistent que quelques clubs comme Alt Shift, le groupe a choisi de construire ses propres outils – matériel, lumières, ateliers, centre culturel. « Les jeunes ne sortent plus comme avant, les générations se mélangent moins », note Afo. Les cafés branchés ont remplacé les caves de nuit, mais la contestation se recompose autrement. Chez Subcarpați, elle prend la forme d’un travail minutieux sur la langue ancienne. « On ne veut pas trahir le verbe archaïque ni l’utiliser comme un accessoire. Quand on écrit, on marche avec des gants. Un mot de trop et tout sonne faux », insiste Bean. Leur succès, en Roumanie et dans la diaspora, tient à ce pont inattendu entre un folklore que l’on croyait irrémédiablement compromis et une jeunesse urbaine connectée. « En Europe de l’Est, tout le monde a passé des décennies à se battre pour ce qu’il n’avait pas. Il faut aussi apprendre à aimer ce qu’on a », résume le musicien.
À Scânteia, la reconquête artistique d’un temple du régime
De l’autre côté de la ville, un autre symbole du passé a changé de fonction. La House of the Free Press, immense bâtiment brutaliste se dresse toujours au nord de la capitale, bloc de béton et de marbre conçu pour abriter le quotidien « Scânteia », organe du Parti. Longtemps, elle a concentré rédactions, typographies et imprimeries, comme une forteresse de la parole officielle. Après 1989, la presse s’en est échappée, laissant un vaisseau vide.
La House of the Free Press, immense bâtiment brutaliste se dresse toujours au nord de la capitale. GOUPI CHRISTIAN / ROBERTHARDING VIA AFP
Aujourd’hui, dans ses couloirs immenses, derrière des portes vitrées, se succèdent des ateliers : un pianiste répète, un DJ règle ses platines, un peintre ponce ses toiles. Les loyers sont encore abordables – quatre euros le mètre carré pour des espaces de 100 à 200 m², souvent glacés mais baignés de lumière. Dans l’un de ces ateliers, Albert Kaan, col roulé noir, lunettes rondes, travaille au milieu de tubes de LED, de structures en fer tordu et de mannequins emballés dans du plastique.
« Je viens de la sculpture, mais aujourd’hui je travaille dans plusieurs directions : le dessin, la vidéo, les interventions dans l’espace public », explique-t-il. Son matériau fétiche, ce sont ces tubes lumineux qu’il façonne, immerge, suspend dans des lieux industriels ou abandonnés, souvent sans explication. « Ce sont des gestes de guérilla poétique », dit-il. Placées sur des plans d’eau, ses figures se dédoublent dans le reflet : « L’eau crée un effet de miroir presque spirituel. J’aime ce moment où la lumière devient matière et mirage. »
Dans cette architecture massive conçue pour contrôler, l’artiste insère des présences fragiles, réversibles, que le vent et la nuit transforment. Les murs du temple de la propagande du socialisme deviennent un terrain d’expérimentation pour une génération née après la chute du régime, qui n’a connu que ses vestiges architecturaux et son inertie institutionnelle.
Dan Perjovschi : dessiner pour ne pas oublier
Le même mouvement de réappropriation est à l’œuvre en plein centre de Bucarest, dans la maison où la « Revue 22 », meilleur hebdomadaire roumain de culture politique, s’est installée au lendemain de la révolution du 22 décembre 1989. La bâtisse, autrefois offerte à l’un des fils Ceaușescu pour ses orgies, abrite désormais cette publication fondée par les anciens dissidents et intellectuels libéraux du Groupe pour le Dialogue social créé en 1986. Les plafonds moulurés et un peu défraîchis, abritent les archives d’une transition démocratique compliquée.
Le dessinateur Dan Perjovschi se souvient avec nostalgie en nous montrant les piles de journaux et les affiches aux murs : « On tenait trente-deux pages par semaine. Aujourd’hui c’est seulement seize. Le numérique est un trou noir : il faut y être, mais on y perd de l’argent. Le papier, lui, garde un capital de confiance. » Il nous fait visiter la maison : jadis lieu des fêtes privées du rejeton du clan, aujourd’hui refuge d’une revue critique – un renversement typiquement roumain, bricolé, fragile.
L’artiste Roumain Dan Perjovschi, en 2009. BAZIZ CHIBANE/SIPA
L’artiste a découvert une forme de liberté à la Biennale de Venise, en 1999, lorsqu’il a choisi de dessiner directement sur les murs faute de moyens. Depuis, il intervient dans les musées du monde entier – Centre Pompidou, MoMA, Tate – avec un feutre et sans croquis. Ses dessins sont effacés à la fin des expositions. « Je n’ai pas besoin d’un mur pour être libre », glisse-t-il. Son trait sec, ses slogans lapidaires, refusent d’être une décoration : « Le street art est devenu de la déco d’entreprise. Moi, je ne décore pas, j’interviens. »
Dans le centre de Bucarest, il a décoré la boutique de la Croix-Rouge, transformée en espace vivant où ses dessins dialoguent avec des projets solidaires. « Je voulais que l’art rende quelque chose à la société. » Originaire de Timișoara, première ville du pays à s’être révoltée contre le régime communiste, il y soutient les écoles d’art. Sur son petit carnet noir, on peut lire : « Freedom = Work in Progress ». La formule pourrait servir de slogan à une ville tout entière.
Mihai Mihalcea et la naissance d’une scène indépendante
Dans la même maison lieu emblématique de la résistance, un autre artiste raconte une autre forme de lutte. Mihai Mihalcea se souvient de Timișoara en 1989. Il est encore élève danseur lorsque l’armée ouvre le feu sur la foule. Envoyé chercher de la nourriture sur une base militaire, il aperçoit cinq corps gisant au sol, l’un la tête coincée sous la chenille d’un char. « Parler d’art sans cette mémoire-là, ce serait comme oublier d’où l’on vient », dit-il. Après un passage à la Komische Oper de Berlin, il revient en 1993 fonder Marginalii, première compagnie indépendante de danse contemporaine d’après-révolution. « Il n’y avait rien : pas de lieux, pas d’argent, pas de reconnaissance. Nous n’étions pas des héros, seulement des artistes dans un vide complet, cherchant un espace pour exister. » Avec d’autres, il organise des réunions mensuelles à l’Institut français pour imaginer une stratégie : comment négocier avec un ministère de la culture rétif, comment faire reconnaître la danse contemporaine.
De cette effervescence naît le Centre national de la Danse de Bucarest, première institution de ce type en Europe de l’Est. Mihalcea en devient directeur après un concours. Il en fait un laboratoire ouvert jour et nuit, où le public peut assister aux répétitions. « L’idée, c’était que la société voie comment se fabrique un geste artistique. » Le ministère grince, juge le centre « trop libre », trop proche des ONG. Les danseurs, un jour, se couchent devant l’entrée du prestigieux festival Enescu, pancarte sur la poitrine : « L’art est mort ». Les images font le tour des médias.
Trente ans plus tard, Mihalcea constate l’épuisement d’un milieu livré à des crises budgétaires chroniques. « Nous n’avons pas de structures stables, pas de mémoire institutionnelle. Alors, à chaque fois, on recommence. » Mais la mémoire, justement, passe par les corps et les lieux, par ces bâtiments baroques abîmés, ces couloirs glacés, ces salles où l’on danse sur un béton sans chauffage.
K not K, l’électro comme partie d’échecs
Dans un café lambrissé, sous une affiche vintage annonçant un concert de John Coltrane et Miles Davis, Eduard et Valeriu, alias K not K, se définissent comme un duo d’« électro psychédélique inspiré par le jeu d’échecs ». Le nom de leur groupe évoque Kasparov et Karpov, les deux monstres sacrés des années 1980, dont les duels symbolisaient un monde bipolaire.
Nés dans la Roumanie post-communiste, ils se rencontrent par hasard dans un bistrot nommé le Dilemme de l’Omnivore, en référence au livre de Michael Pollan. L’un cherchait un batteur, l’autre un projet. « Un ami m’avait prévenu : il est très mauvais en batterie. J’ai trouvé ça parfait : j’étais aussi très mauvais au synthé », raconte Eduard en riant. Leur musique, faite de percussions, de textures électroniques, de rythmes orientaux et de nappes hypnotiques, est pensée comme une partie d’échecs sonore : « Nous jouons comme on déplace des pièces : chacun à son tour, chacun en réaction à l’autre », explique Valeriu, ancien danseur devenu musicien.
Leur prochain projet, « The Game of Chess », déploiera un échiquier lumineux sur scène : les spectateurs déplaceront les pièces, le duo improvisera en direct la bande-son. Parfois, des membres de clubs d’échecs viennent disputer des parties éclair, impossibles à suivre musicalement quand ils jouent trop vite. « Nous ne cherchons pas la perfection. Nous cherchons la surprise : l’erreur qui devient beauté, le coup risqué qui change la partie », résume Valeriu.

