Le meurtre du militant d’extrême droite Charlie Kirk, le 10 septembre 2025, est venu alimenter une fois encore la crainte, de plus en plus tangible, d’une nouvelle forme de guerre civile aux Etats-Unis. Dans ce contexte, la campagne menée par Zohran Mamdani pour la mairie de New York offre une image radicalement différente de la vie politique. Tranchant avec les raids violents menés dans les quartiers résidentiels, les églises et près des écoles par l’ICE, l’agence fédérale en charge de l’expulsion des immigrés, elle a placé la joie au cœur de sa stratégie : en plus des traditionnels meetings, une chasse aux trésors géante organisée dans la ville pour les New-Yorkais, des vidéos marquées d’humour et d’irrévérence sur les réseaux sociaux, ou la traversée de Manhattan à pied par un Zohran Mamdani assailli par ses nombreux fans, la veille de la primaire.
Né à Kampala, en Ouganda, Zohran Mamdani, âgé de 34 ans, est membre de l’Assemblée de l’Etat de New York. Fils de l’anthropologue Mahmood Mamdani et de la réalisatrice Mira Nair, il affiche une identité musulmane de gauche cosmopolite et ouverte, qui irrite les adeptes du nationalisme MAGA [« Make America Great Again », slogan trumpiste]. « L’Amérique est contradictoire, multiple et incomplète », déclarait le candidat sur le réseau X le 4 juillet [jour de la fête nationale aux Etats-Unis]. Propos que le vice-président J. D. Vance a immédiatement dénoncé comme une forme d’ingratitude dans un discours auprès du think tank conservateur Claremont Institute : « Pour qui diable se prend-il ! »
Rattaché au mouvement Democratic Socialists of America (DSA) – dont il s’est néanmoins distingué sur certaines orientations nationales –, Zohran Mamdani fait partie de cette nouvelle génération qui pousse le Parti démocrate vers la gauche sur les questions sociales et de politique étrangère. Encore inconnu du grand public à l’automne 2024 [quand il annonce sa candidature à la mairie de New York], il remporte le 24 juin 2025 43,45 % des voix au premier tour de la primaire contre Andrew Cuomo, figure de l’establishment démocrate [qui fut notamment gouverneur de l’Etat de New York de 2011 à 2021]. Initialement soutenu par des organisations et des personnalités de gauche telles que le Working Families Party, Alexandria Ocasio-Cortez et Bernie Sanders, il a progressivement obtenu le soutien de personnalités plus centristes, comme le représentant Jerrold Nadler ou la gouverneure de New York Kathy Hochul.
Alors que le maire sortant Eric Adams a annoncé son retrait de la course, Mamdani est aujourd’hui en tête des sondages, face à ses concurrents – Andrew Cuomo qui reste finalement dans la course comme indépendant, et Curtis Sliwa, le candidat républicain. Par son assurance et sa détermination, Zohran Mamdani est apparu comme le candidat le plus convaincant du débat qui s’est tenu le 16 octobre entre les trois concurrents [un deuxième et dernier débat était organisé mercredi 22 octobre].
Priorités sociales et économiques
La trajectoire exceptionnelle de Zohran Mamdani se situe au croisement de deux processus majeurs que la fascination médiatique pour la guerre culturelle entre le wokisme et le camp MAGA a fait passer au second plan. Sa campagne manifeste d’abord le renouveau d’une gauche politique américaine qui donne la priorité aux questions économiques et sociales (logement, accès aux soins, transports, éducation). Au sein de cette tendance, on a vu émerger au cours des dix dernières années une gauche multi et interconfessionnelle, qui mobilise et s’organise contre le nationalisme religieux. Le succès de Zohran Mamdani est lié d’autre part à l’inédite dynamique de construction de coalitions qu’il a su initier. D’une ampleur et d’une efficacité qui rappellent les mobilisations grassroots [mouvements initiés par les citoyens eux-mêmes] qui avaient porté Barack Obama à la Maison-Blanche, cette praxis collective du vivre-ensemble est à l’opposé des fantasmes de guerre civile.
Engagé de longue date pour la cause des travailleurs, Zohran Mamdani s’est d’abord fait connaître pour la grève de la faim qu’il avait menée en 2021, en solidarité avec les chauffeurs de taxi new-yorkais, victimes de taux d’intérêt prohibitifs sur les prêts contractés pour acheter leur franchise. Dans des discours aux intonations parfois populistes, opposant le peuple qui travaille et l’élite des millionnaires, le candidat proche de Bernie Sanders se définit comme le représentant de tous les New-Yorkais. Son programme inclut comme propositions phares la mise en place d’un service de bus gratuit dans toute la ville, le gel des loyers, la création des supermarchés gérés par la ville offrant des produits alimentaires à bas coût ou encore un système de garde universel pour les enfants de moins de 5 ans.
L’affirmation d’une gauche musulmane non-identitaire
Loin de la discrétion caractéristique de la précédente génération de leaders associatifs musulmans américains, Zohran Mamdani affiche ouvertement sa foi. Il se met en scène rompant le jeûne du ramadan en mangeant un burrito dans le métro ou visite les mosquées de quartier : « Nous savons qu’être musulman et se présenter en public, c’est aussi sacrifier la sécurité que nous pouvons parfois trouver dans l’ombre », déclarait-il lors d’un rassemblement au printemps. Il est d’ailleurs régulièrement la cible de menaces de mort. Sa victoire à la primaire, notamment grâce au soutien de la communauté musulmane [selon le Council on American-Islamic Relations, plus de 350 000 des quelque un million de New-Yorkais musulmans sont inscrits sur les listes électorales, mais seulement 12 % environ ont voté lors de la dernière élection municipale en 2021, rapporte le « New York Times »], constitue ainsi un tournant symbolique par rapport à la période de l’après 11-Septembre marquée par les surveillances policières des communautés musulmanes. Des organisations dédiées à promouvoir l’engagement civique et politique des musulmans de New York, telles que le Muslim Democratic Club of New York (dont Zohran Mamdani fait partie des membres fondateurs) ou la campagne « Muslim Vote », jouent un rôle important dans la mobilisation des électeurs.
La trajectoire de Zohran Mamdani reflète l’avènement d’une nouvelle génération d’élus qui, depuis les élections de 2016, s’affichent ouvertement comme musulmans et de gauche. Cette affirmation constante mais discrète d’une gauche musulmane est souvent passée inaperçue du fait de l’engouement médiatique pour le groupuscule de notables musulmans conservateurs ayant affirmé leur soutien pour Trump lors des élections de 2024. Or le phénomène est bien réel. Depuis 2016, le nombre d’élus qui s’identifient comme musulmans dans les législatures d’Etat est passé de quatre à plus d’une vingtaine. On compte aussi un nombre croissant de musulmans élus dans les conseils municipaux ou nommés comme juges. La majorité d’entre eux appartient au camp démocrate et défend des valeurs et des programmes à la gauche du parti, qui mettent l’accent sur l’accès à la sécurité sociale et aux soins, l’égalité de l’éducation, les droits des minorités. Ainsi de Mauree Turner, élue démocrate à la Chambre des Représentants de l’Oklahoma de 2020 à 2024, musulmane, noire et non binaire ; de Ruwa Romman, Palestinienne-Américaine élue à la Chambre des Représentants de Géorgie en 2022 et réélue en 2024 ; ou de Munira Abdullahi, Somalienne d’origine, élue à la Chambre des Représentants de l’Ohio en 2022 et réélue en 2024. S’ils s’affichent ouvertement comme musulmans, ces élu.e.s ne mènent pas pour autant une politique identitaire. Dépassant l’alternative entre la revendication d’un droit à la reconnaissance ou au contraire à l’indifférence, cette nouvelle génération milite tout simplement pour un droit à une politique de justice et d’égalité.
Œcuménisme et soutiens juifs
La campagne de Zohran Mamdani repose sur une remarquable dynamique de construction de coalitions. Des syndicats d’employés du secteur public, des organisations de défense du droit au logement, des organisations représentant des communautés d’origines haïtiennes, yéménites ou pakistanaises ont déclaré leur soutien au candidat. Leurs membres ont mené ensemble des opérations de porte-à-porte pour inciter les New-Yorkais à voter ou ont organisé des rencontres avec les habitants des divers boroughs (arrondissements). Mamdani met en scène cette identité œcuménique et plurielle sur les réseaux sociaux à travers ses vidéos de campagne où on le voit s’exprimer en ourdou ou en espagnol, déguster un plat de biryani, faire un discours devant les fidèles africains-américains de l’Eglise épiscopale méthodiste africaine (AME) dans le Queens ou visiter le centre culturel du Népal.
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Les soutiens les plus organisés et déterminants viennent d’organisations juives de gauche telles que l’organisation Jews for Racial and Economic Justice (JFREJ), qui depuis les années 2010 a fait de la lutte contre l’islamophobie une partie intégrante de sa stratégie. Dès 2015, JFREJ avait organisé un soutien aux musulmans américains en lançant une campagne contre le Muslim Ban [décret présidentiel signé par Donald Trump en 2017 qui interdisait l’accès au territoire américain aux ressortissants de sept pays à majorité musulmane] et les crimes de haine visant les imams et responsables associatifs musulmans. La section politique de JFREJ, The Jewish Vote, a apporté très tôt son soutien à Zohran Mamdani, notamment à travers la campagne « Jews for Zohran ». Sophie Ellman-Golan, la directrice de communication de JFREJ, s’en expliquait en ces termes : « Ce que je peux dire en tant que juive new-yorkaise et membre d’une organisation juive, c’est que je pense que Zohran a fait un travail incroyable pour prouver à quel point il se préoccupe et s’engage pour la sécurité des juifs de New-York, de tous les New-Yorkais. » Plusieurs des proches conseillers de Mamdani viennent de cette mouvance de jeunes juifs de gauche parfois inspirés par la tradition socialiste et anti-nationaliste du Bund.
Ces réseaux interconfessionnels et multiethniques de solidarité ne sont pas le fruit d’un simple calcul électoral supposé permettre à Mamdani de désamorcer les critiques et attaques liées à son identité musulmane. Ils reposent sur des relations de proximité et d’amitié multiethniques et multiconfessionnelles entre des personnes qui ont fait ensemble leur éducation militante et politique au sein de mouvements comme Occupy Wall Street, Black Lives Matter, Momentum ou Sunrise. Beaucoup des leaders de ces organisations ont été marqués par les enseignements de Marshall Ganz, enseignant à la Kennedy School de l’université Harvard, fils de rabbin, ancien secrétaire général du Student Nonviolent Coordinating Committee et qui s’est formé à l’action collective au sein du syndicat des travailleurs agricoles, le United Farm Workers. De ses cours sur le « community organizing », de nombreux directeurs de stratégie et leaders des organisations qui gravitent autour de Mamdani ont retenu l’idée, chère à Marshall Ganz, que le pouvoir se construit avant tout à partir des relations humaines que l’on tisse à travers des luttes partagées.
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Un ingrédient essentiel de la victoire de Zohran Mamdani a été l’alliance qu’il a contractée lors de la primaire avec son concurrent et ami Brad Lander, le contrôleur de la ville de New York, chargé de veiller à l’intégrité des comptes publics. Ancien militant associatif contre la gentrification et pour l’habitat solidaire, Brad Lander a soutenu des mouvements sociaux tels que Fight for $15, un mouvement de revendication du salaire minimum à 15 dollars de l’heure. Le système de vote préférentiel adopté par la ville de New York – dans le but d’éliminer le recours à un second tour – permet aux électeurs de choisir jusqu’à cinq candidats en les classant par ordre de préférence. Si aucun candidat n’obtient plus de 50 % des voix, le candidat préféré est déclaré vainqueur. Ce système encourage les candidats à sceller des pactes préférentiels par lesquels un candidat invite ses électeurs à voter pour tel autre en deuxième position. Tel est le pacte conclu entre Brad Lander et Zohran Mamdani lors de la primaire démocrate dans un processus d’adoubement réciproque très médiatisé et commenté.
L’alliance entre le socialiste musulman relativement novice en politique et le fonctionnaire expérimenté qui se définit comme un sioniste libéral a permis de désamorcer les attaques adressées à Mamdani à propos de la Palestine. Invités tous deux de « The Late Show », talk-show populaire de Stephen Colbert, Mamdani et Lander ont affirmé lors de cette émission : « Les New-Yorkais juifs et les New-Yorkais musulmans ne seront pas divisés les uns des autres. » L’un des points forts de cette performance est la collaboration entre les deux candidats malgré leurs désaccords sur certains points. Cette invitation à une pratique de la politique fondée sur la coproduction sans recherche d’accord parfait exprime un projet politique qui contraste de façon saisissante aussi bien avec certains courants de gauche partisans de la politique de l’identité qu’avec le nationalisme religieux qui ne conçoit la communauté politique que sur le mode de l’adhésion totale.
Fédérer sous une large tente : « politique du futur »
La solidarité entre musulmans et juifs new-yorkais puise sa force et sa légitimité dans une dynamique de coalition plus large, transconfessionnelle, interethnique et transclasse, grâce à laquelle Zohran Mamdani est arrivé premier en juin, aussi bien dans les quartiers gentrifiés que dans les quartiers d’immigrants à faibles revenus. La coalition construite par le candidat est conçue sur le modèle de la « big tent » [« la grande tente », une métaphore politique américaine pour signifier qu’on cherche à fédérer de façon très large]. Elle repose sur les comités d’action locaux du Parti démocrate, les grands syndicats du secteur public dans les secteurs de la santé et de l’hôtellerie, les organisations confessionnelles ou ethniques, les coalitions de défense de causes spécifiques telles que le droit au logement, le climat, la justice pénale, le droit des animaux. Parmi les très nombreux soutiens de Zohran Mamdani, on peut citer DC 37, la branche new-yorkaise du plus vaste syndicat de fonctionnaires (AFSCME-AFL-CIO), qui représente les travailleurs municipaux ; UAW-Region 9A, la branche régionale du plus grand syndicat de l’automobile ; 1199SEIU, le syndicat des travailleurs du secteur de la santé ; diverses sections locales du Parti démocrate ou du mouvement DSA ; des mouvements pour la justice climatique comme le mouvement Sunrise ; ou pour les animaux comme Voters For Animal Rights ; ou encore Riders Alliance, une organisation de citoyens qui milite pour l’amélioration des transports publics.
Diverses organisations plus communautaires se sont aussi mobilisées. Point important : chacune de ces organisations porte aussi des revendications économiques et sociales. On peut citer par exemple CAAAV Voice, qui milite pour les droits des migrants asiatiques à bas revenus ; DRUM Beats, qui milite pour les travailleurs immigrés indo-caribéens et sud-asiatiques ; l’Alliance of South Asian American Labor ; YAMA Action, un groupe de plaidoyer pour les droits économiques des immigrés yéménites ; Make the Road Action, une organisation qui défend le droit au logement et les droits salariaux des travailleurs latinos ; Bangladeshi Americans for Political Progress, une organisation citoyenne qui promeut la participation politique des Américains d’origine bangladaise.
A travers la campagne de Zohran Mamdani, une dynamique inédite de coalition populaire menée par une gauche juive et musulmane a donc vu le jour. Par elle, se construit un « nous » qui ne repose pas sur le postulat d’une origine commune et qui n’efface pas les différences. Distinct à la fois du récit nationaliste religieux d’une communauté pure et homogène et du mythe libéral d’une religion civile, ce collectif joyeux et hétéroclite met en scène ce que Zohran Mamdani appelle une « politique du futur » et de la solidarité. Quelle que soit l’issue de l’élection du 4 novembre, Zohran Mamdani a déjà gagné sur un point essentiel : il a réussi à introduire une brèche dans le contexte oppressant de dé-démocratisation à travers laquelle on peut encore s’autoriser à croire en l’utopie.
BIO EXPRESS
Nadia Marzouki est politiste, chargée de recherche au CNRS-CERI-Sciences-Po Paris. Membre en 2023-2024 de l’Institute for Advanced Study de Princeton, elle travaille sur les liens entre religion, droit et démocratie. Elle est notamment l’autrice de : « l’Islam, une religion américaine » (Seuil, 2013).
Cet article est une carte blanche, rédigée par un auteur extérieur
au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.

