« Tu étais et tu restes du peuple et pour le peuple. » Cette phrase, comme une prière murmurée dans l’obscurité, s’échappe des doigts de la femme de Marwan Barghouti [leader palestinien emprisonné en Israël depuis avril 2002, NDLR] et traverse vingt-trois hivers d’absence pour atteindre celui qui est devenu légende malgré lui. J’entends cette voix qui défie le béton des prisons, cette voix qui connaît l’art de parler à travers les murs, comme seuls savent le faire ceux qui ont apprivoisé l’absence. Dans ces quelques mots réside tout le mystère de l’engagement : devenir étranger à sa propre vie pour habiter celle des autres. Etre arraché à la tendresse des gestes quotidiens pour se dissoudre dans l’abstraction d’une cause.
Cette femme a inventé une grammaire que nos langues confortables ignorent – celle où l’attente n’est pas parenthèse mais demeure, où le temps suspend sa course mais jamais sa cruauté. Elle écrit sans implorer, affirme sans crier. Vingt-trois ans à respirer le même air que son époux sans pouvoir partager son souffle, et pas une syllabe de son vocabulaire n’est corrompue par l’amertume. Le temps a creusé des rides sur son visage mais n’a pas érodé sa fidélité à une promesse ancienne, prononcée quand leurs corps pouvaient encore se toucher.
Je lis cette conversation entre eux, vieille désormais comme un olivier de Cisjordanie : « La Palestine est la priorité. Notre part de vie viendra après. » Et cette réponse, aiguisée par l’intuition féminine : « Penses-tu que la Palestine est uniquement pour toi ? » Question vertigineuse qui contient, comme une goutte d’eau contient la mer, toute la géométrie douloureuse de l’amour quand il se heurte à l’Histoire.
Cette lettre a-t-elle franchi les portes blindées de sa cellule d’isolement ? S’est-elle perdue dans le labyrinthe bureaucratique des prisons ? Est-elle suspendue quelque part entre ciel et terre, comme tant de messages entre les Palestiniens – ces experts en séparation, ces docteurs ès-absence, ces professeurs de patience ?
La dignité indomptable
Il y a dans cette femme une verticalité qui défie notre époque du vertige. Elle se tient debout dans le chaos avec la solidité des monuments anciens. Sa dignité n’est pas ce vêtement d’apparat que l’on revêt pour les caméras – elle est sa colonne vertébrale, son souffle, son sang. Là où les gens ordinaires vacillent sous le poids de petites injustices, elle porte vingt-trois ans de séparation forcée comme on porte un enfant – avec douleur et fierté mêlées.
Quatre décennies à habiter un monde parallèle à celui de son mari, séparés par quelques kilomètres et un abîme de barbelés, et son âme reste miraculeusement intacte. Aucune rancœur n’a corrodé son regard, aucune haine n’a empoisonné ses paroles.
Cette femme nous rappelle, à nous les impatients, les vengeurs, les désespérés, que la véritable révolution n’est pas celle qui hurle mais celle qui persiste. La vraie résistance n’est pas dans l’éclat du coup rendu mais dans l’obstination à rester debout quand tout – les hommes, l’Histoire, Dieu peut-être – conspire à vous mettre à genoux. Elle démontre par sa seule existence que la patience n’est pas résignation mais force souterraine, que la fidélité n’est pas entêtement aveugle mais courage lucide.
En refusant les consolations faciles du ressentiment, les séductions de la victimisation, elle construit dans l’invisible une cathédrale de dignité où chaque être humain peut venir abriter sa part d’humanité menacée. Son exemple gifle les idéologies de la haine, déroute les marchands de guerre, désoriente les prophètes du désespoir. Sa présence parmi nous est la preuve vivante que même dans le désert moral de nos conflits, certaines sources ne tarissent jamais.
Trump, le messie de sa propre légende
A la Knesset aujourd’hui, j’ai vu un homme officier à l’autel de son propre mythe. Trump, ce Narcisse moderne qui ne se noie pas dans son reflet mais y érige un temple, a transformé un lieu de législation en théâtre de l’absurde. Artisan autoproclamé de « huit paix en huit mois », il dessine dans l’air des réconciliations comme un enfant trace des figures dans le sable, à l’abri de la marée de l’Histoire. Sa voix résonne entre les murs chargés de mémoire, et chaque syllabe est un petit mausolée à sa propre gloire. J’observe cet homme applaudir l’expulsion d’un député qui ose prononcer le mot « Palestine » – ce mot qui pèse comme une pierre dans la bouche de certains et comme une plume dans celle d’autres. Le voilà qui célèbre la force des armes tout en se couronnant prince de la paix, qui tend une main à l’Iran tout en se félicitant d’avoir détruit le pont qui y menait.
Quelle étrange alchimie que cette diplomatie qui transmute la contradiction en doctrine ! La Knesset devient alors un miroir déformant où l’amnistie suggérée pour Netanyahou est un acte de grandeur tandis que l’Amérique, ce colosse planétaire, est décrite comme un « pays mort » ressuscité par son toucher messianique. Les Palestiniens, dans son récit, n’existent que comme personnages à réécrire, jamais comme auteurs de leur propre histoire. Et je me dis alors : la véritable tragédie n’est pas que Trump se prenne pour un dieu, mais que nous ayons créé un monde où de tels dieux trouvent leurs fidèles. Dans son univers, les oliviers millénaires et les enfants sous les décombres ne sont que des figurants dans l’épopée trumpienne, cette guerre intime qu’il livre contre toute Histoire qui oserait s’écrire sans mentionner son nom en lettres d’or.
Les otages retrouvent la lumière
Ce matin, à Tel-Aviv, j’ai vu le temps faire marche arrière. A 8h06 précises, les premiers otages ont émergé de l’obscurité où ils étaient enfermés depuis trop longtemps. Sur la « place des Otages », cette agora de l’attente collective, j’ai vu des milliers de visages levés vers un écran géant, comme des fleurs tournées vers un soleil électronique. Chaque nom qui apparaissait provoquait un séisme d’émotions – une clameur montait des entrailles de la foule, des cris de joie fusaient comme des oiseaux libérés d’une cage.
« La guerre est finie », a murmuré une mère à son fils au téléphone. Ces mots simples, usés par des millénaires d’espoir humain, retrouvaient soudain leur fraîcheur originelle, leur pouvoir de résurrection. Mais dans les interstices de cette joie, j’ai aperçu l’autre face du jour des retours – l’attente des corps des vingt-huit otages qui ne franchiront plus jamais aucune frontière vivants. Comment nommer cette douleur spécifique, cette torture de l’espérance brisée ? Comment dire à ces familles que l’attente, cette dernière forme d’amour, doit maintenant céder la place au deuil ?
Et puis cette question : comment habite-t-on à nouveau un monde qui vous a célébré comme martyr ? Comment revient-on parmi les vivants quand on a déjà été pleuré ? Comment retrouve-t-on sa place quand l’absence a redessiné tous les contours, toutes les relations, tous les possibles ? Les corps libérés portent désormais en eux un temps différent, une géographie intérieure étrangère à la nôtre
La dignité comme résistance
Que reste-t-il après deux années où la mort a moissonné avec l’efficacité méthodique d’une industrie ? Je vois une société israélienne traumatisée qui cherche son souffle, qui refuse instinctivement ce que Netanyahou appelle, avec la maladresse des généraux reconvertis en poètes, une « super Sparte ».
L’horizon semble pourtant scellé comme une tombe. Seuls 12,6 % des Israéliens – ces optimistes héroïques – croient encore à la solution à deux Etats. La majorité a adopté ce fatalisme qui est la religion des peuples meurtris, cette croyance que demain ressemblera inévitablement à aujourd’hui. Comme si, à force de compter nos morts, nous avions perdu la capacité arithmétique d’additionner des jours meilleurs.
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C’est dans ce désert moral que la lettre de la femme de Marwan Barghouti apparaît comme une source d’eau vive. Sa dignité obstinée est ce qui manque cruellement dans les discours officiels, ces monuments d’orgueil et de simplification. Sa voix porte cette vérité complexe que les idéologues redoutent : la reconnaissance que la souffrance circule des deux côtés du mur, que la douleur n’a pas de passeport, que les larmes parlent une langue universelle.
Les arbres d’olivier et l’espoir
Les oliviers peuvent être déracinés par milliers – ces arbres qui sont la mémoire végétale de cette terre – mais la dignité humaine résiste à toute extraction.
La paix ne surgira pas des laboratoires diplomatiques ni des calculs électoraux. Elle s’infiltrera peut-être par cette capacité mystérieuse à rester humain quand tout incite à devenir monstre. A écrire des poèmes quand le bruit des bombes couvre toutes les voix. A tendre la main quand tout le corps n’aspire qu’à la fermer en poing.
« Nous nous reverrons bientôt… » écrit la femme de Marwan à la fin de sa lettre. Ces mots simples, presque naïfs dans leur espérance, contiennent une sagesse que nos analyses sophistiquées ignorent. Car sans cet horizon d’attente, comment respirer quand l’air est saturé de cendres ? Comment avancer quand le chemin disparaît sous les débris de l’Histoire ? Comment continuer à être humain quand l’humanité semble avoir déserté les lieux ?
Je ne sais pas si ces dernières libérations marquent véritablement « l’aube historique d’un nouveau Moyen-Orient » comme le proclament les architectes de l’espoir professionnel. Je sais seulement que tant qu’existeront des êtres capables de transcender leur propre souffrance pour imaginer un monde plus vaste que leur douleur, la nuit ne sera jamais complète. L’aube viendra. Non pas comme une évidence géopolitique mais comme une surprise existentielle. Peut-être pas aujourd’hui, peut-être pas demain. Mais elle viendra, portée par ces gardiens obstinés de notre humanité commune. Et dans cette attente, résonne en moi ce verset ancien de la sourate 93, murmure d’espoir pour tous les séparés de la terre : « wa-la-sawfa yuʿṭīka rabbuka fa-tarḍā » , « Ton Seigneur te donnera et tu seras satisfait ». Promesse éternelle faite à ceux qui, au cœur de la nuit, continuent de croire à la venue de l’aurore.
◗ Rachid Benzine est écrivain, auteur de « L’homme qui lisait des livres » (Julliard).
Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur
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