August 19, 2025

REPORTAGE. 300 millions de bouteilles sortent chaque année de l’usine : nouveau souffle pour la Verrerie Ouvrière d’Albi

l’essentiel
La Verrerie Ouvrière d’Albi perpétue un exceptionnel savoir-faire. Elle produit 300 millions de bouteilles par an et des séries haut de gamme mais n’oublie pas ses origines : l’engagement de Jean Jaurès dans sa création.

La chaleur est extrême. Puissante, la nappe de bruit pulse au rythme des machines. Un flux cristallin de sable très fin, de calcaire, de soude et de calcin dévale sur un tapis roulant. Au bout de la course, un magma orange avale sans répit la cascade…
« L’intérieur du four est à 1 500 °C, il faut environ 24 heures pour que la matière fonde et il produit 300 t par jour. Le verre en sort à 1 350 °C pour être conditionné et homogénéisé à 1 150 °C », explique Fabien Cordier, directeur de la Verrerie Ouvrière d’Albi (VOA)/Verallia France, en pointant les premières étapes de l’impressionnant circuit. Six lignes de fabrication alimentées par deux fours à feu continu, un pour le verre teinté, « feuille morte » ou « cannelle », l’autre pour le verre blanc et extra-blanc : la VOA tourne ainsi 24/24 heures, 365 jours par an.

La Verrerie ouvrière d’Albi.
La Verrerie ouvrière d’Albi.

En contrebas, la coulée est découpée en boules de verre fondu. Pesées au gramme, elles tombent dans les moules d’ébauche. Ici on travaille à la tonne mais avec une précision d’horloger afin de garantir toujours la même contenance. « Cette masse pâteuse s’appelle la paraison. Le premier jet d’air y forme une bulle avant la bascule dans le finisseur où le deuxième souffle, au dixième de bar près de pression, forme la bouteille. On en produit 10 à la seconde, 800 000 par jour, 300 millions par an », résume Fabien Cordier.

Le verre et ses métamorphoses offrent un spectacle fascinant, intemporel… Transmuter du sable en or liquide qu’on peut modeler en objets transparents, capables de franchir les siècles depuis l’alchimie d’origine… à lui seul, le métier né il y a bientôt 5 000 ans entre Égypte et Moyen-Orient justifie la fierté des verriers. Les héritiers, aussi, de celui qui inventa le verre soufflé avec une canne, il y a plus de 2 000 ans.

La statue de Jaurès.
La statue de Jaurès.

De l’art des souffleurs d’hier à l’imposante usine industrielle d’aujourd’hui, l’histoire de la VOA n’est pas anodine : cette verrerie ouvrière, née au XIXe siècle, incarne une véritable révolution, poursuivie aujourd’hui à travers ses performances technologiques et ses mutations écologiques. Dominant l’entrée du site de 23 hectares, la statue de Jean Jaurès harangue toujours les travailleurs face aux cheminées de l’usine.

Depuis le XIXe siècle, la verrerie a pris de la bouteille

« Régulièrement nos visiteurs se font prendre en photo devant », sourit à l’accueil Sébastien. Jaurès demeure le gardien du temple. « Cette statue symbolise toujours l’image de marque des verriers, à juste titre fiers de ce qu’ils produisent », glisse Fabien Cordier.

Les ouvriers à l’oeuvre.
Les ouvriers à l’oeuvre.

Vins, bières, spiritueux ou célèbre apéritif anisé, mais aussi bouteilles d’exception pour les plus grandes maisons de champagne, d’armagnac, de cognac ou les grandes commémorations… Aujourd’hui laboratoire de Verallia France, la VOA et ses 300 salariés restent en effet dépositaires d’une mémoire pas comme les autres, dans l’industrie : celle d’une usine autrefois propriété des syndicats jusqu’en 1931, puis autogérée jusqu’en 1989. « La VOA, c’était plus qu’une simple coopérative ouvrière de production, une véritable famille », résume Pascal Oliva-Perez, retraité depuis février.

L’histoire commence alors il y a 130 ans, en 1895, à vingt kilomètres d’Albi. Cette année-là, le renvoi du syndicaliste Marien Baudot déclenche la grève à la verrerie Sainte-Clothilde de Carmaux. Gendre de gentilhomme verrier et propriétaire des mines de houille, Gabriel de Solages y a en effet ouvert la première verrerie au charbon du Sud-Ouest en 1752, vendue au riche Toulousain Eugène Rességuier en 1862. En 1882, 300 souffleurs payés à la tâche y produisent 21 000 bouteilles par jour à la force de leurs poumons. Jusqu’à cette grande grève dont Jean Jaurès tient la chronique dans La Dépêche.

La Verrerie ouvrière d’Albi.
La Verrerie ouvrière d’Albi.

Député de Carmaux, il soutient évidemment les ouvriers verriers et s’insurge contre les licenciements. « Il a beaucoup visité les coopératives de production en Belgique. Il va apporter le concept autogestionnaire à Carmaux afin que les licenciés montent leur propre usine face à Rességuier », explique l’historien Rémy Pech, président des Amis de Jean Jaurès.

Le 27 novembre 1895 – deux mois après la naissance de la CGT, inséparable de cette lutte sociale – les lecteurs de La Dépêche lisent donc sous sa plume : « On peut dire dès maintenant que la Verrerie ouvrière de Carmaux est fondée ». Car les 400 000 francs nécessaires à ce projet, tourné en dérision par le patronat, arrivent. 100 000 francs donnés par Mme Dembourg, généreuse héritière, soutien financier du mouvement coopératif, « immense souscription ouvrière » pour réunir le capital… La Dépêche appuie aussi et « Les verriers dirigeront eux-mêmes l’entreprise » qui sera « une œuvre durable et capable de croissance », prédit Jaurès.

« Mais il n’y avait pas de terrain à Carmaux. Alors Jaurès en a trouvé un à Albi où la VOA a vu le jour en 1896. Beaucoup d’ouvriers ont cependant refusé d’y aller, voulant rester à Carmaux, et ils lui ont fait payer aux élections de 1898 », précise Rémy Pech.

Des fillettes de 37,5 cl au jéroboam de 3 litres

Quoi qu’il en soit… En 1967, la télévision française donne à voir la réussite de l’entreprise. « Travail, capital, talent » : 300 personnes travaillent à « la seule verrerie indépendante de l’époque avec l’atelier de mélange le plus moderne en France où une seule carte perforée commande automatiquement le mélange des matières premières », montre M. Ramon, salarié et administrateur. « La coopérative, c’est ma seconde mère », témoigne un ouvrier entré à 13 ans, en 1923, et « on y va travailler avec le sourire aux lèvres ». Les mots mêmes de Pascal Oliva-Perez, le seul à y être né.

Les salariés surveillent la production.
Les salariés surveillent la production.

Résistant républicain espagnol devenu verrier, son père y avait aussi trouvé cette « grande famille » et son premier foyer, à Albi. « Quand j’y suis entré à mon tour, il y avait beaucoup d’Espagnols, de Polonais et on a toujours gardé la fierté d’un métier noble et difficile, pour lequel il n’y a pas d’école », se souvient-il. Mais sa nostalgie n’occulte pas la reconnaissance de l’évolution indispensable amorcée dans les années 90.

Le sigle VOA inscrit au cul des bouteilles.
Le sigle VOA inscrit au cul des bouteilles.

Le groupe Verallia, leader européen et troisième producteur mondial d’emballages en verre, adapte désormais la VOA aux enjeux du futur. « L’innovation est notre force, notamment pour concevoir et réaliser des éditions limitées », souligne Fabien Cordier. Au-delà des bouteilles de 50 cl pour l’huile d’olive, des fillettes à 37,5 cl, de la 75 cl standard ou du jéroboam de 3 l… le savoir-faire albigeois sait produire d’artistiques éditions limitées pour Hennessy, Bordeaux, Bourgognes ou Gaillac.

300 millions de bouteilles par an sortent de l’usine.
300 millions de bouteilles par an sortent de l’usine.

Dehors, l’évolution dans laquelle s’inscrit la verrerie albigeoise se mesure aussi. Immenses tas de calcin autour des vastes ateliers : « le verre teinté, c’est plus de 90 % de verre recyclé ». 120 000 tonnes collectées par an, de Tarbes à Montpellier et jusqu’à Clermont-Ferrand, « récupérées et triées par Briane Environnement » : « voilà où vont vos bouteilles », sourit Fabien Cordier. Le four 2, rénové à mi-cycle pendant huit mois, a été remis en service cette année dans le cadre d’une amélioration énergétique. Passage à l’électricité des fours pour réduire de 46 % les émissions de CO₂ : « c’est également un de nos gros enjeux pour une production plus vertueuse », souligne-t-il. Bien. Mais quels lendemains si les Français boivent moins de vin ? L’eau et surtout le lait, anticipe-t-on chez Verallia. Car lutter contre les bouteilles plastiques et packs en carton reste aussi l’avenir.

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