« Moi, je vais bien… mais le monde va mal. » Cette phrase est devenue le refrain quotidien de millions d’hommes et de femmes à travers la planète. Nous vivons, mangeons, travaillons, mais avec le cœur lourd. Les massacres sont diffusés en direct, les crimes sont filmés, et nous restons là, sidérés, paralysés, les yeux rivés sur nos écrans.
Nous ne sommes pas seulement témoins : nous sommes blessés collectivement par ce que nous voyons. Le monde se fracture, la confiance en l’avenir se fissure, l’idée même d’humanité commune se délite. L’angoisse ne vient plus des catastrophes naturelles ou des pandémies, mais de cette violence organisée contre des peuples entiers, retransmise en temps réel, impunie et normalisée.
Alors que la Cour internationale de Justice examine les accusations de génocide contre Israël, une amère leçon s’impose : le « plus jamais ça » n’est pas un principe, c’est un slogan creux. Et dans un contexte d’horreur, la neutralité n’est plus une posture morale : c’est un choix politique, une manière de s’exonérer. Les génocides continuent, changeant de lieu et de prétexte. La mécanique reste identique : désigner un ennemi, le déshumaniser, puis l’anéantir.
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Entretien
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Même lorsque le droit est mobilisé à temps – ce qui est rare – il se heurte à deux murs : le refus des bourreaux de reconnaître leurs crimes, et l’incapacité des sociétés à déraciner la haine qui les a nourris. Cette leçon vaut pour presque tous les génocides : les auteurs ne se perçoivent pas comme des criminels, mais comme des agents d’une nécessité historique. A leurs yeux, ce n’est pas un crime : c’est un devoir.
L’extermination est requalifiée en « légitime défense »
Ce qui se passe à Gaza répond aux mêmes logiques. Les Palestiniens y sont perçus non comme des civils, mais comme des menaces par essence. L’extermination est requalifiée en « légitime défense ». Les bombardements massifs, les sièges alimentaires, les destructions d’hôpitaux deviennent des « actes de préservation nationale ». Comme toujours, les pires crimes se déguisent en vertus.
Le massacre de Srebrenica, dont on vient de commémorer les 30 ans, rappelle cette mécanique : plus de 8 000 hommes et garçons bosniaques tués sous le regard impuissant des Casques bleus. Après les procès, certains coupables ont été condamnés. Mais dans la République serbe de Bosnie, les criminels de guerre sont toujours célébrés comme des héros. Le président serbe refuse même de parler de génocide. La repentance est vécue comme une trahison. Les crimes sont minimisés, réinterprétés ou effacés. Il ne suffit pas de juger quelques responsables : il faut briser les récits héroïques que les sociétés bâtissent pour justifier l’injustifiable.
A Gaza, cette mécanique se répète sous nos yeux. Depuis octobre 2023, les images s’accumulent : destructions massives, morts par dizaines de milliers, famine organisée, blocus sanitaire, bombardements d’hôpitaux. Tout est visible, documenté, vérifiable. Pourtant, la reconnaissance fait défaut. On ergote sur l’intention, comme si les victimes devaient prouver qu’on voulait leur mort. Comme si le crime devait être totalement consommé pour être nommé.
La Cour internationale de Justice a reconnu un risque plausible de génocide et ordonné l’arrêt de l’offensive sur Rafah. Ces décisions sont ignorées. La Cour pénale internationale est menacée. Les dirigeants qui dénoncent ces crimes sont accusés d’antisémitisme, alors même qu’ils ne s’en prennent pas à un peuple mais à des actes.
Un génocide n’est jamais un accident
L’ordre international d’après 1945 ne veut plus rien dire. Il est en faillite. Le Conseil de Sécurité est devenu un théâtre d’ombres : ses résolutions sont bloquées par des veto ou ignorées quand elles passent. À Gaza, les décisions de la CIJ sont piétinées. En Ukraine, les crimes russes sont condamnés – à juste titre – mais cette indignation sélective révèle une hypocrisie structurelle. En Syrie, en Birmanie, au Soudan, au Yémen, les crimes de masse sont relégués au rang de simples dommages collatéraux. Le nettoyage ethnique en Cisjordanie se poursuit sans que les chancelleries occidentales n’agissent autrement que par des communiqués.
Un génocide n’est jamais un accident. C’est un projet politique. Il commence par la diabolisation, se poursuit par la déshumanisation et s’accomplit avec la logistique, le langage et les armes. Toujours sous prétexte de nécessité : purification, sécurité nationale, lutte contre le terrorisme. Mais le but est le même : détruire un groupe en tant que tel.
Le déni n’est pas seulement une lâcheté morale : c’est une complicité. Ne pas nommer un génocide, c’est en permettre la poursuite. S’abstenir, c’est déjà participer. La question n’est plus : « Allons-nous répéter l’histoire ? » La question est : Sommes-nous déjà en train de la répéter, sous d’autres noms et avec les mêmes silences ? « Ce qui est arrivé peut arriver à nouveau. » – Primo Levi.
BIO EXPRESS
Mohamed Salah Ben Ammar est médecin, ancien ministre de la Santé en Tunisie. Il exerce aujourd’hui en France.
Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur
au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.