December 6, 2025

DÉCRYPTAGE. Doctolib : de la success-story à l’amende record… comment le champion français est devenu incontournable

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La sanction de 4,665 millions d’euros infligée pour pratiques jugées anticoncurrentielles marque un tournant pour Doctolib. Derrière la croissance fulgurante d’une plateforme devenue incontournable, la décision – contestée – ouvre un débat sur son influence, ses responsabilités et la place d’un acteur privé dans l’architecture numérique du système de santé.

La sanction infligée à Doctolib par l’Autorité de la concurrence marque un tournant pour la figure de proue de la santé numérique française. L’amende de 4,665 millions d’euros vise des pratiques jugées anticoncurrentielles, accusées d’avoir verrouillé les marchés de la prise de rendez-vous médicaux et de la téléconsultation grâce à une stratégie “globale, structurée et cohérente”.

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L’institution reproche notamment des clauses d’exclusivité, des mécanismes de vente liée et l’acquisition de MonDocteur en 2018, présentée comme un levier ayant facilité des hausses régulières de tarifs. Les documents internes évoquant la volonté de “killer le produit” (tuer le produit) ont renforcé les griefs. Doctolib, qui conteste vigoureusement et a fait appel, estime que la décision repose sur “une lecture erronée” de son activité et rappelle ne représenter que 30 % des soignants équipés.

Une icône de la French Tech

Cette procédure concerne un acteur devenu, en une décennie, une icône de la French Tech et un symbole de la réussite industrielle dans un secteur longtemps considéré comme peu propice à l’innovation. Fondée en 2013 par Stanislas Niox-Chateau, Jessy Bernal, Ivan Schneider et Steve Abou-Rjeily autour d’une idée simple – fluidifier la prise de rendez-vous médicaux –, la start-up a multiplié sans fautes les étapes décisives : adoption précoce par une clinique dès 2014, ralliement de l’AP-HP en 2016, puis rôle central pendant la crise sanitaire avec la gestion de 90 % des rendez-vous de vaccination Covid.

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À chaque phase, l’entreprise a consolidé un modèle combinant simplicité d’usage, disponibilité 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 et capacité à absorber des millions d’interactions quotidiennes. Les levées de fonds successives, culminant à 500 millions d’euros en 2022, ont permis une expansion vers l’Allemagne, l’Italie et les Pays-Bas, ainsi que l’intégration de solutions complémentaires. Téléconsultation, messagerie sécurisée, agenda partagé, stockage de documents et outils d’aide à la consultation figurent parmi ce qu’offre une plateforme appréciée par les Français pour sa simplicité, son ergonomie et ses services. En 2024, Doctolib a affiché 348 millions d’euros de chiffre d’affaires récurrent, réduit sa perte opérationnelle à 53,8 millions. “Doctolib est rentable depuis quelques semaines”, a annoncé fin octobre Stanislas Niox-Chateau, l’emblématique PDG de l’entreprise.

La dynamique de la licorne tricolore nourrit une visibilité exceptionnelle : quelque 60 millions de visites mensuelles, équivalent à un “Amazon médical” selon plusieurs observateurs. Pour les professionnels, la plateforme promet un gain de temps administratif, une réduction des rendez-vous non honorés grâce aux rappels automatisés et une meilleure gestion des flux de patients. Pour le grand public, elle offre un accès simplifié aux soignants, avec une forte proportion de rendez-vous pris en dehors des horaires ouvrés.

Inquiétudes et critiques

Doctolib renforce également son positionnement en investissant le champ de la prévention et de l’intelligence artificielle : assistant téléphonique automatisé, génération de courriers, dictée médicale, outils de consultation adoptés dans plusieurs millions d’actes. L’entreprise se veut désormais un acteur engagé contre la désinformation en santé avec son initiative “Santé sans idées reçues”.

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Mais cette ascension rapide suscite aussi des inquiétudes. Les controverses techniques – incidents de sécurité, erreurs de facturation, rendez-vous fantômes, perte de données pour 2 500 médecins en 2023 – ont alimenté de la défiance. Les critiques sur la présence passée de praticiens non qualifiés – la plateforme a finalement décidé en octobre 2022 de déréférencer 5 700 praticiens du bien-être non reconnus par les autorités de santé – sur la confidentialité ou sur l’import de données RPPS (Répertoire Partagé des Professionnels de Santé) sans consentement posent la question de la capacité d’un acteur privé à assumer un rôle quasi systémique. Doctolib a toutefois toujours réagi pour corriger les problèmes et renforcer les vérifications.

Les concurrents, eux, dénoncent un modèle premium, plus coûteux, et soupçonnent une orientation de la demande vers les abonnés. Dans un marché européen fragmenté où GPS Santé, Maiia, Docplanner ou Kry défendent des approches plus spécialisées ou plus flexibles, la domination – mais pas le monopole – de Doctolib nourrit forcément un débat légitime sur l’équilibre concurrentiel.

Quelle architecture de santé ?

Mais l’enjeu dépasse désormais l’entreprise elle-même. Le succès de Doctolib doit-il être vu comme une ubérisation de la santé, confiant à une plateforme privée la structuration de l’accès aux soins, ou comme la conséquence directe de l’incapacité de l’État à développer des outils numériques efficaces et adoptés massivement ?

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La décision de l’Autorité de la concurrence rappelle que la réussite ne soustrait pas à la régulation et pose une question centrale : dans un système de santé en tension, qui doit définir et maîtriser l’architecture numérique, et avec quelles garanties pour les soignants comme pour les patients ?

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