Il existe des prisons pour les trafiquants d’êtres humains – et d’autres, plus absurdes encore, pour ceux qui ont tenté de les sauver.
En Tunisie, depuis mai 2024, trois responsables de la branche Tunisie de France Terre d’Asile croupissent en détention préventive. Leur crime supposé ? Avoir offert un toit, un repas, un peu de dignité à des migrants subsahariens perdus sur les routes de l’exil.
Parmi eux, Sherifa Riahi, ancienne directrice exécutive de l’association, arrêtée à peine revenue de congé maternité. Elle a laissé derrière elle une petite fille de deux mois et demi et un fils de 3 ans, qu’elle n’a pu revoir qu’après onze mois de séparation. D’abord accusée de blanchiment d’argent dans le cadre de la loi antiterroriste, elle a été blanchie de ces charges absurdes après neuf mois d’expertise.
A ses côtés, Yadh Bousselmi, directeur de l’association, séparé de sa fille de 6 ans et de sa mère malade, et Mohamed Joo, directeur administratif et financier. Tous trois sont emprisonnés pour avoir exercé leur mission humanitaire au sein d’une ONG reconnue et accréditée, dont les activités – ironie tragique – sont similaires à celles de l’Organisation internationale pour les Migrations (OIM), partenaire officiel du gouvernement tunisien.
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Actuellement leur détention repose sur l’article 96 du Code pénal tunisien, un texte hérité de 1985 criminalisant « l’abus de fonction » sans distinction entre erreur administrative et fraude délibérée. Ce flou juridique, dénoncé depuis des décennies, permet de poursuivre quiconque déplaît au pouvoir. L’article de loi vient pourtant d’être révisé et allégé, entraînant la relaxe de nombreux cas similaires. Faute de preuves de corruption, d’enrichissement illicite ou de traite, la justice s’accroche à ce texte obsolète pour maintenir ces humanitaires derrière les barreaux. L’association France Terre d’Asile Tunisie a, elle, été définitivement blanchie en tant que personne morale par le juge d’instruction. Le ministère public n’a pas fait appel de cette décision. Ses employés, eux, restent prisonniers. « C’est une détention arbitraire qui défie la logique du droit », confie un avocat du collectif de défense.
Certains délits mineurs ont également été retenus, relatifs à « l’hébergement et l’assistance de migrants en situation irrégulière » – autrement dit, le cœur même de la mission de l’association. Cette disposition, issue d’une loi de 2004, visait initialement les réseaux de passeurs. Elle s’applique aujourd’hui à celles et ceux qui refusent de détourner le regard. Dans cette affaire, la lettre de la loi a écrasé l’esprit de justice. Ces trois détenus ne sont pas des criminels, mais des consciences : des femmes et des hommes qui, face à la misère, ont choisi de tendre la main. Les emprisonner, c’est condamner l’humanité elle-même à la réclusion.
Pendant que ces humanitaires croupissent en prison, l’OIM – institution internationale travaillant main dans la main avec Tunis – mène les mêmes missions : hébergement, assistance, lutte contre la traite, accompagnement au retour. Ce qui vaut légitimement pour une agence internationale devient criminel pour une ONG tunisienne. L’Etat tunisien coopère avec les uns, incarcère les autres. C’est tout le paradoxe d’un pays où l’aide humanitaire devient suspecte dès qu’elle émane de citoyens libres.
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Cette dérive n’est pas seulement juridique, elle est politique. Depuis deux ans, le discours officiel tunisien s’est durci, reprenant les obsessions du « grand remplacement » ou du « complot africain ». Ces thèses, alimentées par les plus hautes sphères du pouvoir, prétendent que la Tunisie serait menacée d’« invasion migratoire ». Les chiffres contredisent cette hystérie : selon une déclaration de plusieurs responsables les migrants subsahariens comme on les appelle pudiquement ne pourraient même pas remplir le stade de Radès. Mais les faits, dans la Tunisie d’aujourd’hui, ne pèsent plus face à la peur.
Il serait naïf de croire que cette affaire ne regarde que Tunis. L’Union européenne, soucieuse de freiner les traversées vers Lampedusa, a signé en 2023 un partenariat stratégique avec la Tunisie pour « contenir les flux migratoires ». En échange, Tunis reçoit financements, promesses et légitimité diplomatique. Mais pour prouver sa « bonne volonté », le pouvoir tunisien doit montrer qu’il contrôle, qu’il punit, qu’il maîtrise le désordre migratoire. Condamner des humanitaires devient alors un message adressé à Bruxelles : voyez comme nous sommes fermes. La souveraineté sert ici d’alibi à la soumission. Ce n’est pas l’autorité qu’on défend, mais l’image ; pas la justice, mais la peur. Ce procès est celui d’un pays en proie à sa propre contradiction : vouloir être reconnu comme un Etat de droit tout en sacrifiant l’Etat de justice.
BIO EXPRESS
Mohamed Salah Ben Ammar est médecin, ancien ministre de la Santé en Tunisie. Il exerce aujourd’hui en France.
Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur
au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.

