« L’Arroseur arrosé », c’est le titre d’un des tout premiers films de Louis Lumière, réalisé en 1895. Une quarantaine de secondes mythiques : un jardinier douche le jardin, le débit du tuyau est bloqué avec ruse par un garnement blotti derrière un arbuste. L’adolescent délivre de son pied l’entrave du tuyau, aussitôt le jardinier, surpris alors qu’il examine l’extrémité du conduit, se trouve aspergé. Il pourchasse le coupable, le saisit, et à son tour l’arrose. S’il visionne les images, Bernard Arnault devrait rire jaune, car le sens de cette histoire fait cruellement écho au sens de son histoire.
Car le plus emblématique des « amis français » de Donald Trump doit encaisser les conséquences économiques et financières des manœuvres douanières du président américain. Au fur et à mesure que les détails de l’accord commercial entre Washington et Bruxelles s’éclaircissent depuis la rencontre entre Trump et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen le 27 juillet en Ecosse, les affaires de LVMH palissent. Les 15 % de droits unilatéraux déjà appliqués aux activités de luxe ont été finalement étendus au secteur des vins et spiritueux. Longtemps, il fut question de leur exemption ; le miracle n’a pas eu lieu. Moët & Chandon, Hennessy, Belvédère, Dom Pérignon, Château Cheval Blanc, Krug, Minuty, Veuve Clicquot… ajoutent aux difficultés structurelles du secteur celles que propage la guerre des droits de douane.
Pris à son propre piège
De retour de l’investiture de Donald Trump à laquelle il avait assisté en famille le 20 janvier, la déclaration de Bernard Arnault avait électrisé le débat public. Il acclamait le « vent d’optimisme qui règne dans ce pays » et simultanément lui opposait la « douche froide » qui le glaçait à son retour dans l’Hexagone. « On a l’impression qu’aux USA on vous accueille à bras ouverts. Les impôts vont descendre à 15 % […], le marché se développe très vite – il n’y a qu’à voir notre nouvelle boutique à New York […] il y a des queues de cent mètres de long […]. Donc quand on voit qu’on s’apprête à augmenter de 40 % les impôts des entreprises qui fabriquent en France… C’est à peine croyable. On va taxer le made in France ! […] On a proposé d’autres solutions, mais évidemment la bureaucratie… Pour ça, il faudrait faire comme aux Etats-Unis, nommer quelqu’un [référence à Elon Musk] pour “slasher” un peu la bureaucratie, mais dès qu’on essaye de faire ça [rire sarcastique]… On est poursuivi, c’est impossible. »
A lire aussi
Décryptage
Donald Trump et Bernard Arnault, une longue histoire de fascination mutuelle… et de peur de la gauche
Depuis, l’activité du groupe tousse. Au premier semestre 2025, LVMH enregistrait un recul de ses ventes de 4 % et une chute de 22 % de son résultat net. Les recettes de la branche vins et spiritueux régressaient de 8 %. Le cours de Bourse, quant à lui, décroît irrésistiblement. De 754 euros le 27 janvier, il s’est effondré à 486 euros le 27 août, soit un reflux de 35 %. Le 15 avril, à deux jours de l’assemblée générale du groupe, Bernard Arnault essuyait une humiliation. LVMH abandonnait à Hermès le rang de première capitalisation boursière à la clôture du CAC40 et de société de luxe la mieux valorisée au monde. Hermès la rivale, Hermès cette proie dont LVMH avait tenté de s’emparer il y a une quinzaine d’années au prix d’une OPA qui n’avait jamais aussi bien mérité son épithète de « sauvage » : la stratégie et les méthodes déployées pour fracturer l’unité actionnariale ont marqué pour toujours l’histoire contemporaine du capitalisme français.
Merci l’Etat français
Bernard Arnault a le droit d’aimer Trump et d’anathématiser l’Etat français. Il a le droit d’espérer que le mammouth soit dégraissé comme Claude Allègre l’avait réclamé pour l’Education nationale. Ces motivations sont, par nature, respectables. Sont-elles justes ? Il est judicieux de leur objecter quelques réalités factuelles. Et pour cela de lui rappeler tout ce qu’il doit à… l’Etat.
Que seraient l’activité et l’attractivité de LVMH, que serait l’employabilité des 40 000 salariés dans l’Hexagone, sans la vitalité du marché, la richesse du terroir viticole, la réputation planétaire du luxe, sans l’ampleur des aides publiques et des crédits d’impôt, la performance d’ensemble des infrastructures, sans la qualité de la main-d’œuvre et de la formation, le généreux système de protection sociale, propres à la France ?
A lire aussi
Enquête
Bernard Arnault l’influent, enquête sur l’homme le plus puissant de France
A propos des aides publiques, elles se sont élevées en 2023 à 275 millions d’euros auxquels il conviendrait d’ajouter celles perçues par les 13 500 sous-traitants. Selon « la Lettre », les 16 millions d’euros d’aides de l’Etat perçues en 2024 positionnent son entreprise de presse (« les Echos » et « le Parisien ») « en tête des plus subventionnées ». La majestueuse Fondation LVMH aurait-elle vu le jour sans les 518 millions d’euros de ristournes fiscales versées par l’Etat ? A titre personnel, que peut-il opposer aux travaux de l’Observatoire européen de la Fiscalité (cofinancé par la Commission européenne et hébergé dans l’Ecole d’Economie de Paris) selon lesquels, par la voix de son directeur Gabriel Zucman, « en 2023, la famille Arnault a touché 3 milliards d’euros de dividendes au titre des bénéfices 2022 de LVMH en France. En principe, tout dirigeant doit s’acquitter de la “flat tax” de 30 %. Mais dans le cas de la famille Arnault, les dividendes sont payés non pas à des personnes physiques mais à des sociétés-écrans, et ils ne sont pas soumis à l’impôt sur le revenu des personnes physiques. […] Ainsi le taux effectif d’imposition des 3 000 milliardaires dans le monde est très faible : entre 0 % et 0,5 % de leur fortune. »
Des patrons applaudiront la manœuvre. D’autres fulmineront : cette conception de la solidarité fait-elle honneur à l’Entreprise ?
« Bien d’autres objectifs que contribuer à “faire société” »
« La connivence de patrons avec la figure Trump est absolument incompréhensible, tranche Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT (*). Mais je ne suis pas surprise. C’est l’indicateur d’une tendance de fond : ils sont de plus en plus nombreux à se polariser exclusivement sur leur business et à se désintéresser, voire à mépriser, des questions aussi cardinales que la place du travail dans l’entreprise ou celle de l’entreprise dans la société. Bernard Arnault et ceux qui le suivent estiment que l’entreprise a bien d’autres objectifs et intérêts que contribuer à “faire société”. »
A lire aussi
Chronique
La contagion américaine : les grands patrons français séduits par l’exemple Trump ?
Julia Faure, coprésidente avec Pascal Demurger (directeur général de la Maif) du réseau patronal Mouvement Impact France, n’est pas plus tendre (*) : « L’engagement et les déclarations “trumpistes” de Bernard Arnault sont la démonstration du glissement d’une partie du monde patronal vers les thèses portées par l’extrême droite française. Un glissement culturel qui remet en question les droits humains fondamentaux et sacralise le “tout croissance”, le “tout fric” au mépris des enjeux sociaux, sociétaux et environnementaux. »
« Victoire »
Peut-être Bernard Arnault regrette-t-il son soutien originel au président américain à l’aune de ses agissements depuis l’investiture ? Peut-être se désolidarise-t-il de la chasse aux opposants politiques, aux fonctionnaires, aux migrants, aux magistrats, aux universitaires, aux artistes, aux scientifiques, aux minorités, aux contre-pouvoirs, aux journalistes qui, méthodiquement, détricote l’Etat de droit et descelle la démocratie ? Peut-être peste-t-il contre le feuilleton irrationnel et ubuesque des droits de douane ou contre la gestion américaine de la guerre en Ukraine ? Peut-être. Ou peut-être pas.
A lire aussi
Chronique
Six mois en dystopie : comment Trump a défiguré les Etats-Unis depuis son retour au pouvoir
Les réactions de Bernard Arnault à la guerre commerciale attestent d’un doute légitime. Le 17 avril, il déclarait que l’échec de négociations intelligentes incomberait nécessairement à « l’Union européenne, dirigée par un pouvoir bureaucratique qui passe son temps à éditer des réglementations ». Et le 29 juillet, lors d’une tribune dans les pages des « Echos » dont il est propriétaire, il saluait un « bon accord », et même une « victoire », qui « préserve le dialogue transatlantique ». Volte-face stupéfiante : l’Europe trouvait soudainement grâce au nom de son allégeance à Trump.
A lire aussi
Billet
Droits de douane : un triomphe américain à sens unique pour Trump
La motivation nationaliste de Trump semble s’imposer à l’effroi économique qu’elle déclenche chez les entreprises victimes, car le président américain incarne ce que des patrons rêvent pour leur France : un entrepreneur comme eux, une autorité politique et économique obsédée par la liberté d’entreprendre, l’opportunité d’étendre pouvoir et richesse, le rapport de force, et la dérégulation.
◗ (*) Propos recueillis par Denis Lafay dans le cadre de son livre-enquête « Patrons, la tentation Trump » (Editions de l’Aube, 2025)
Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur
au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.