Les Tunisiens se sont réveillés le 25 juillet, jour jadis anniversaire de la République – devenu depuis 2021 jour de deuil démocratique –, sur un texte savamment écrit et publié par un certain Naoufel Saïed, prétendant repenser la démocratie pour mieux justifier sa disparition.
Il y discute la question démocratique sous un angle inédit, concluant, en substance, au déclin et à la disparition du modèle libéral au profit d’un modèle nouveau, plus apte, selon lui, à répondre aux aspirations des peuples.
Bien évidemment, l’auteur n’a pas manqué d’ajouter à son texte les ingrédients nécessaires à toute rhétorique pseudo-savante : des références à Nancy Fraser, à Antonio Gramsci… et nous voilà impressionnés ! Certains seraient même déstabilisés dans leurs croyances en une démocratie agonisante et pourraient même adhérer à la « nouvelle voie » promise par Kaïs Saïed.
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Ce texte aurait pu passer sous nos yeux sans que nous n’y prêtions une quelconque importance, en étant considéré simplement comme une nouvelle variation propagandiste s’efforçant de justifier l’injustifiable. Sauf que l’auteur n’est pas un adepte parmi d’autres. Il s’agit du frère du président. Et c’est là que le registre change. Le texte n’est plus un pamphlet idéologique ; il devient un acte de pouvoir familial, déconnecté de toute légitimité institutionnelle mais pourtant au cœur du système décisionnel.
Quand la rhétorique remplace la raison
Comme pour dévoiler encore plus cette maladie du pouvoir en Tunisie, une fois de plus, Naoufel Saïed, frère du président, est monté récemment au créneau pour défendre Kaïs Saïed face à la vague de critiques qui le visent. Dans une publication postée sur sa page Facebook, il a lancé un message aux accents fascistes, comme seuls les propagandistes des pouvoirs folkloriques savent le faire : « Nous sommes le peuple… Nous sommes les 99 %… Les choix nationaux sont ceux qui demeurent. »
Derrière ce message, se dessine un acte de défense politique orchestré depuis la sphère familiale privée. Car Naoufel Saïed, l’autre facette de son frère, intervient systématiquement chaque fois que le président est fragilisé par la critique publique.
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En évoquant « les 99 % », Naoufel renvoie implicitement aux résultats soviétiques des élections présidentielles de 2024, où Kaïs Saïed, après avoir vidé de sens tout le processus électoral et transformé le scrutin en simulacre démocratique, annonce sans vergogne qu’il aurait remporté 90,7 % des voix.
Cette intervention du frère n’est pas isolée. Elle survient dans un contexte de contestation croissante et de désaveu total : perte de la voix présidentielle, d’ordinaire si prompte à invectiver les Tunisiens, face à la transgression de notre souveraineté nationale par des drones israéliens venus à deux pas du palais [présidentiel] de Carthage attaquer deux bateaux de la flottille Global Sumud [dont l’objectif est de briser le blocus de Gaza] amarrés au port de Sidi Bou Saïd, condamnation à mort honteuse d’un citoyen pour « outrage au président » [l’homme, condamné à la peine capitale pour avoir partagé sur Facebook des publications jugées comme portant atteinte à Kaïs Saïed, a finalement été relâché, bénéficiant d’une grâce du chef de l’Etat, a fait savoir mardi 7 octobre son avocat à l’Agence France-Presse], situation sociale catastrophique, pauvreté dévorant peu à peu toutes les classes sociales…
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Et comme à chaque crise, c’est Naoufel qui monte au front, sans mandat, sans fonction, mais avec une influence invisible, presque fusionnelle, sur les décisions et la narration politique.
Depuis 2019 2025, Naoufel Saïed s’est imposé comme l’interprète idéologique et le bouclier moral de son frère. Juriste de formation, il s’érige en gardien du récit présidentiel, justifiant les dérives autoritaires par un discours souverainiste et populiste. Kaïs Saïed, quant à lui, absorbe et amplifie ces récits ; il les transforme en discours cryptiques, truffés de références coraniques décontextualisées, et de plus en plus détachés des urgences du pays.
La République confisquée par le sang
Cette dynamique fraternelle, hors de tout cadre institutionnel, alimente une pathologie politique : un pouvoir autiste, enfermé dans sa propre logique, obsédé par des ennemis imaginaires, persuadé d’incarner seul la volonté du peuple. Le président et son frère se renvoient mutuellement la même croyance : celle d’un peuple unique, homogène, fusionnel – et d’une élite conspiratrice, étrangère, ennemie.
Mais dans un contexte d’épuisement social, de crise économique et d’isolement international, ces rappels à « la volonté du peuple » sonnent de plus en plus creux. Là où la République devrait être un cadre institutionnel stable, elle devient le théâtre d’une confusion entre le sang et la légitimité, entre la famille et l’Etat. Ce n’est plus seulement la légitimité du pouvoir qui est en jeu, mais l’idée même de l’Etat.
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A mes concitoyens, je dis ceci : à défaut d’un sursaut collectif, la Tunisie continuera à sombrer dans cette folie à deux – entre le frère qui inspire et le président qui obéit. Tant que la gouvernance restera prisonnière de cette relation fraternelle opaque, le pays restera otage de l’arbitraire, de l’irrationnel et du déni de la loi. Et chaque citoyen, à son tour, continuera d’en payer le prix : celui du silence, de l’injustice et de la peur.
BIO EXPRESS
Né en 1974 à Bou Salem, Hichem Mechichi est juriste, ancien élève de l’Ecole nationale d’Administration de Tunis et de Strasbourg. Il a mené une carrière au sein de la haute administration tunisienne, où il s’est distingué par son expertise en matière de gouvernance publique et de lutte contre la corruption. Il a exercé les fonctions de chef de cabinet auprès de plusieurs ministres, puis de premier conseiller auprès du président de la République, avant d’être nommé ministre de l’Intérieur puis chef du gouvernement tunisien en 2020. Intervenant dans diverses universités tunisiennes et étrangères, il vit aujourd’hui en exil à la suite du coup de force de Kaïs Saïed du 25 juillet 2021 ayant renversé son gouvernement. Début 2025, il a été condamné par contumace à trente-cinq ans de prison dans son pays.
Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur
au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.