Les gouvernements d’Israël prétendent, assez systématiquement, que l’antisémitisme est la principale cause des condamnations de leur politique. Si ce soupçon peut parfois être fondé, en raison de la fréquente confusion entre Israël et les juifs (entretenue aussi bien par les antisémites que par les soutiens inconditionnels à la politique israélienne), ce recours à l’explication par l’antisémitisme n’est pas recevable.
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La conception de l’antisémitisme défendue par le gouvernement de Benyamin Netanyahou (et, plus généralement, par ceux qui l’ont précédé) tient en quatre thèses, toutes contestables : celle d’un antisémitisme éternel, dont la Shoah constitue la conclusion logique, celle de son exceptionnalité radicale (autrement dit, le refus de la comparaison avec d’autres racismes) et, enfin, l’idée qu’Israël est devenu la cible d’un « nouvel antisémitisme ». La définition, activement promue par l’Etat d’Israël, de l’antisémitisme selon l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA), sans référence au racisme en général, isole l’antisémitisme.
Pourtant, concevoir celui-ci comme une forme de racisme permettrait une alliance face à la menace commune (voir David Feldman et Rivkah Brown, « If I am only for myself, who am I ? », Vashti Media, 22 avril 2021). Il ne s’agit évidemment pas de méconnaître les spécificités de chaque expression de la haine raciste, mais de dégager, à la fois, les aspects universels (communs à toute forme de racisme) et particuliers de la haine antijuive. Comme, parmi d’autres, Hannah Arendt l’a montré, toute théorie valable de l’antisémitisme doit définir les conditions sociohistoriques à travers lesquelles la figure antisémite du « juif » a pris forme dans la modernité (pour une remarquable analyse de cette question, voir Matthew Bolton, « L’antisémitisme existe-t-il ! ? Querelle d’historiens après le 7 octobre… », Revue K, 29 janvier 2025).
Les inconvénients de la thèse d’un antisémitisme éternel et exceptionnel sont décisifs. Cette conception, contribue à déshistoriciser le génocide des juifs par les nazis, en l’ancrant dans l’ordre de la sacralité et, surtout, de l’incommensurabilité. Maniée par Netanyahou, elle hypothèque tout débat sur la qualification des massacres à Gaza.
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Ce débat est certes rendu difficile en raison de l’usage hâtif, à peine commencée la riposte israélienne à l’opération du Hamas, du concept de génocide. En effet, dans les représentations collectives, ce dernier renvoyant surtout à celui commis par les nazis contre les juifs, la culpabilité de ceux qui l’ont permis peut paraître à certains considérablement amoindrie si les victimes d’alors se comportent comme leurs bourreaux. On ne peut hélas nier la prégnance dans l’opinion publique de tels schémas, à tel point que l’antisémitisme est aujourd’hui devenu avouable, voire honorable (selon le mot de Jean Améry). Il est patent que la mémoire de la Shoah ne suffit plus à protéger les juifs. Mais aussi inacceptable soit l’équivalence entre Gaza et la Shoah, elle ne doit pas conduire à occulter la nécessité de s’interroger sur la qualification de la guerre menée à Gaza.
Dans quelles circonstances un massacre devient un génocide
Si j’ai utilisé le terme de « massacre », c’est parce qu’il est nécessaire de choisir celui-ci comme unité de référence, comme l’a fait Jacques Sémelin, en 2005, dans « Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides » (éditiçon du Seuil). Pourquoi procéder ainsi ? En raison notamment des instrumentalisations militantes dont a été victime la notion de génocide. Les enjeux de mémoire autour de son usage ont rendu celle-ci ambiguë, à tel point qu’elle paraît poser plus de problèmes qu’elle n’en résout. A contrario, le « massacre » ne supporte pas cette charge émotionnelle et, émancipé du vocabulaire normatif du droit, s’avère plus adapté au champ des sciences sociales. L’auteur en propose la définition suivante : « Forme d’action le plus souvent collective, de destruction de non-combattants, hommes, femmes, enfants ou soldats désarmés. » Partir de la notion de massacre relève du simple bon sens méthodologique, puisque le génocide est constitué d’un ou plusieurs massacres.
La question corrélative sera donc de savoir quand et dans quelles circonstances un massacre devient un génocide. Je ne peux ici aborder cette question en détail, mais il semble bien que, dans le cas de Gaza, la qualification de ce qui s’y déroule relève d’une logique d’« éradication » (visant à « l’élimination d’une collectivité » d’un territoire, plus ou moins vaste, contrôlé ou convoité par un Etat). Cette dernière logique se divise elle-même en deux catégories : d’une part, le « nettoyage ethnique », où il reste une « chance » de survie : se plier à la volonté du bourreau et partir ; d’autre part, le « génocide », là où la notion de territoire à purifier devient secondaire par rapport à l’objectif d’extermination du groupe. Si les deux notions se situent bien dans « le même continuum de destructivité éradicatrice », le génocide se distingue du nettoyage ethnique quant au sort final réservé aux victimes : toutes les portes de sortie sont fermées. Il n’est plus seulement question de purifier et chasser, mais de purifier et détruire.
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A partir de cette clarification, s’agit-il, à Gaza, d’un nettoyage ethnique ou d’un processus génocidaire ? Quelle que soit la réponse, aucune justification, ni le pogrom du 7 octobre 2023, ni l’abominable sort réservé aux otages, ne peuvent être admis. De même que la France, patrie des droits de l’Homme, s’est rendue coupable des crimes de la colonisation, en se revendiquant d’une « mission civilisatrice » accomplie au nom de l’universalité de ses principes, Israël, se présentant comme l’Etat des descendants de la Shoah, fait de la mémoire du génocide la justification de sa politique.
Dans un très beau texte, Annie Cohen-Solal cite David Myers, éminent spécialiste de l’histoire juive : « Jamais de notre vivant – ni de celui de nos grands-parents ou arrière-grands-parents, nous n’avons été témoins d’un tel acharnement quotidien et d’un tel mépris aveugle pour la vie humaine perpétrés par des Juifs contre d’autres » (« le Monde », 18 septembre 2025). Et l’autrice de penser qu’il faudrait aller vers un véritable schisme pour « nous extirper de la spirale de la haine ». L’attachement à l’universalisme ne peut se concilier avec la logique meurtrière d’un Etat.
BIO EXPRESS
Alain Policar est agrégé de sciences sociales et docteur en sciences politiques. Il fait paraître le 15 octobre : « Laïcité : le grand malentendu » (Flammarion).
Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur
au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.