« Car il me fallait le voir et y vivre, pour que mes mots retrouvent leur sens dans la réalité de Gaza, pendant que d’autres, loin, si loin de Gaza, préféraient s’écharper pour des mots, s’exaltant de leur bon droit et s’enivrant de leurs surenchères, prêts à faire la guerre jusqu’au dernier Palestinien et jusqu’au dernier Israélien. »
Jean-Pierre Filiu, « Un historien à Gaza » (Les Arènes, 2025, p. 12).
La destruction de Gaza se poursuit depuis près de deux ans : des milliers de civils, dont de nombreux enfants, ont été tués, les hôpitaux, écoles et universités sont presque tous anéantis, la population gazaouie survit sous des tentes de fortune dans des conditions effroyables, la famine, qui semble orchestrée par le gouvernement israélien, s’est généralisée, des Palestiniens qui tentent d’approvisionner leur famille aux points de ravitaillement meurent sous les balles de l’armée israélienne, l’ensemble des terres a été rendu incultivable, la population est ballottée d’un point à un autre de l’enclave, des dirigeants israéliens et américains envisagent publiquement la déportation des deux millions de Gazaouis, et imaginent l’établissement d’une « Côte d’Azur » israélienne à Gaza. Rien, pas même les atrocités commises contre des civils israéliens par le Hamas, le 7 octobre 2023, ne justifie une punition collective d’une telle ampleur.
Crimes de guerre et crimes contre l’humanité
Ces crimes, perpétrés par un Etat démocratique, sont aujourd’hui documentés par les organisations humanitaires ou les journalistes (eux-mêmes la cible des balles mortelles des Forces de Défense israéliennes – FDI). Ils sont, de l’avis de juristes et de spécialistes de conflits armés, équivalents à des « crimes de guerre », une notion juridique définie en 1945 dans la Charte de Londres qui a établi le Tribunal militaire international de Nuremberg. Les crimes de guerre sont des « violations les plus graves des lois et des coutumes de la guerre ». Celles-ci comprennent l’assassinat, les mauvais traitements et la déportation des populations civiles, le mauvais traitement de prisonniers de guerre, l’exécution d’otages, le pillage de biens publics ou privés, la destruction de villes ou d’habitats non justifiée par des objectifs de guerre.
D’autres estiment qu’il s’agit de « crimes contre l’humanité », terme défini en 1945 dans la Charte du Tribunal militaire international de Nuremberg ; une notion juridique élargie en 1998 lors de l’établissement de la Cour pénale internationale (CPI). Celle-ci englobe les assassinats, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation ou tout acte inhumain contre des populations civiles, les persécutions pour des mobiles politiques, raciaux ou religieux.
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Des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité ont incontestablement été commis par les FDI et par le Hamas. Le 7 octobre 2023, des groupes paramilitaires palestiniens ont froidement assassiné, torturé, violé et pris en otage des civils israéliens. On pourrait en rester là : condamner et les atrocités commises par le Hamas en Israël, et celles des FDI à Gaza. Cependant, une troisième catégorie juridique est employée : Israël serait coupable d’un « génocide » à Gaza. Essayons de comprendre pourquoi ce terme est utilisé de manière systématique alors que les notions de crimes de guerre et crimes contre l’humanité devraient suffire à qualifier les actes des FDI. Essayons aussi de saisir pourquoi certaines personnes, qui reconnaissent qu’Israël a perpétré des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité à Gaza, renâclent à utiliser la notion de génocide.
Un génocide ? Deux génocides ? Aucun génocide ?
Le terme génocide est une notion juridique qui a été inventée en 1944 par le juriste polonais Raphael Lemkin (1900-1959). Il a été forgé à partir des mots grec genos (race) et latin cide (meurtre), et repris par l’Organisation des Nations unies (ONU) en 1948 avec l’adoption de la Convention pour la répression du crime de génocide. La Convention, entrée en vigueur en 1951, définit le génocide comme des actes commis avec l’intention de détruire, en tout et partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux.
Lemkin a conçu cette nouvelle catégorie juridique pour décrire les crimes des nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, notamment l’extermination des Juifs européens en tant qu’ethnie. Il est important de noter que la définition du génocide selon Lemkin est beaucoup plus large que celle retenue ultérieurement par l’ONU. Cette dernière se concentre sur la destruction de groupes humains, tandis que celle proposée par Lemkin inclut la destruction de la culture, la langue ou les institutions d’un groupe. En outre, le juriste polonais estimait qu’un génocide ne dépendait pas du nombre de victimes : la Cour internationale de Justice (CIJ) a estimé que le massacre de Srebrenica, qui a fait 8 000 morts, constituait un génocide. Il suffit que quelques milliers, voire centaines de personnes soient ciblées à raison de leur race ou appartenance à un groupe social pour constituer le fait génocidaire.
Que conclurait Lemkin de la situation actuelle ? Il estimerait probablement que deux génocides ont eu lieu : le premier perpétré par le Hamas le 7 octobre 2023 et le second par les FDI depuis octobre 2023. En décembre 2023, l’Afrique du Sud a saisi la CIJ, alléguant de la violation par Israël de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. La CIJ va statuer sur l’existence d’un fait génocidaire d’ici 2028. L’instruction de cette plainte est fastidieuse et complexe. La difficulté majeure réside dans la démonstration qu’Israël avait l’intention spécifique de détruire tout ou partie de la population de Gaza.
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Pourquoi des acteurs politiques dépensent-ils une énergie inouïe à faire établir juridiquement l’existence d’un génocide à Gaza ? En quoi une telle reconnaissance juridique va-t-elle aider des Gazaouis qui meurent aujourd’hui sous les bombes, de faim et de froid ? Pourquoi ces personnes ne privilégient-ils pas une action didactique auprès du public qui insisterait sur l’arrêt immédiat des activités militaires ? Une telle approche permettrait de construire une coalition large de personnes de tout bord, outragée par les souffrances infligées aux Palestiniens. Il semblerait que certains préfèrent l’outrance verbale qui diabolise les Israéliens, voire les Juifs en général et, de fait, empêche un rassemblement majoritaire contre les crimes commis à Gaza.
Sur les réseaux sociaux, des députés de La France insoumise (LFI) crient « Génocide ! » à longueur de posts. Cette mise en scène théâtrale sert davantage à les grandir auprès d’un public acquis qu’à convaincre les sceptiques. De la même manière, se moquer des « ralliements tardifs » d’ex- « soutiens au génocide d’Israël » (les cibles notoires sont Delphine Horvilleur ou Anne Sinclair), est une réaction sectaire qui n’est d’aucune utilité pour faire avancer la cause des Palestiniens.
Jean-Pierre Filiu et Philippe Sands : la leçon des « sages »
La réponse aux questions posées, ci-dessus, est désagréable : dans une partie du public, l’accusation de crime génocidaire à l’encontre d’Israël, répétée ad nauseam, est devenue le nec plus ultra du combat (implicite) contre l’existence même de l’Etat israélien. Notons que cette accusation est apparue très tôt dans certains cercles intellectuels : l’universitaire Raz Segal parle d’un « cas d’école de génocide » dès le… 13 octobre 2023. L’accusation est portée dans des publications progressistes sérieuses comme « Jewish Currents » (13 octobre 2023), « The Guardian » (18 octobre 2023) ou encore « Third World Approaches to International Law Review » (15 octobre 2023). En France, la revue en ligne « AOC » publie un article de Didier Fassin dans lequel il évoque le « spectre d’un génocide » dès le 1er novembre 2023.
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A cet empressement de conclure au génocide, ajoutons les réactions de partis de gauche ou de mouvements décoloniaux : le Nouveau Parti anticapitaliste, le 7 octobre 2023, apporte son « soutien aux Palestiniens et aux moyens de lutte qu’ils et elles ont choisi pour résister ». Le même jour, LFI s’abstient de condamner les atrocités du Hamas et semble les justifier par le « contexte d’intensification de la politique d’occupation israélienne à Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem Est ». Le Parti des Indigènes de la République (PIR) célèbre les massacres du Hamas comme un acte de résistance héroïque et l’Union juive française pour la Paix compare le Hamas au groupe Manouchian. Judith Butler, figure mondiale de la gauche queer et féministe, exige qu’on lui apporte les preuves des viols d’Israéliennes lors d’une conférence organisée par le PIR à Paris, le 3 mars 2024 (à cette date, ces preuves existent déjà).
Ce n’est pas l’indifférence qui prévaut souvent à l’égard de tueries antisémites dans certains cercles de gauche radicale, mais une Schadenfreude morbide. Cette « absence de compassion est posée comme une performance de la morale, et non comme un manquement à la morale » (Eva Illouz, « Le 8-Octobre généalogie d’une haine vertueuse »). En d’autres termes, la genèse et la nature « coloniale » de l’Etat d’Israël justifieraient les massacres du 7-Octobre puisque le propre du colonialisme est d’être génocidaire. Vouloir l’abolition d’Israël, ce serait se placer du côté du Bien et de la morale. A la différence de l’Allemagne post-nazie qui a pu être réintégrée dans la communauté des nations démocratiques, les crimes d’Israël seraient consubstantiels à son existence. L’opposition au « colonialisme israélien » ne peut donc être que totale ou nulle. Si elle est totale, Israël doit cesser d’exister. On retrouve l’idée de l’illégitimité de l’Etat d’Israël dans les discours antisionistes virulents et des slogans imprécis mais évocateurs comme « De la rivière à la mer, la Palestine sera libre ».
Les antisémites de tout poil ont saisi l’aubaine : marteler sans répit qu’Israël est un « Etat génocidaire » permet, sous couvert de lutte contre les massacres, d’inverser les rôles de victime et de bourreau. Cela autorise aussi à retourner la charge de génocide contre un peuple victime de génocide et d’effacer une culpabilité collective.
On peut être horrifié et indigné par les crimes israéliens à Gaza, et cependant agir différemment. L’historien Jean-Pierre Filiu a passé un mois à Gaza entre le 19 décembre 2024 et le 21 janvier 2025. Il a raconté dans un livre intitulé « Un historien à Gaza » (Les Arènes, 2025) ce qu’il a vu dans l’enclave dévastée. Filiu n’emploie pas le mot génocide. Il préfère recourir à un discours factuel et sobre. Il décrit avec humanisme la détresse des Gazaouis, abandonnés de tous. La lecture du livre est éprouvante et ne peut laisser personne indifférent. Cette approche didactique s’avère autrement plus convaincante que les incantations continuelles sur le thème du génocide.
L’avocat et universitaire franco-britannique Philippe Sands, dans « Retour à Lemberg » (Albin Michel, 2017), mélange l’histoire d’Hersch Lauterpacht et de Raphael Lemkin, deux juristes internationalistes qui ont influencé le procès de Nuremberg, et sa propre histoire familiale, décimée par les nazis. Sands remonte à l’origine de la naissance des concepts de crimes contre l’humanité et de génocide. Dans un podcast remarquable enregistré avec Ezra Klein, un journaliste du « New York Times », Sands s’est dit gêné par la focalisation de certains sur le mot génocide. Comme Filiu, le juriste est pourtant horrifié par les crimes perpétrés à Gaza.
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Philippe Sands estime que chacun est libre de pouvoir qualifier les massacres en cours de génocide, mais il considère que cette focalisation trahit parfois des enjeux politiques cachés, tels que la compétition avec d’autres crimes de masse historiques, dont la Shoah. Il regrette cette bataille sémantique car les crimes contre l’humanité définissent, de fait, des situations aussi atroces que celles propres à un génocide. Sands pense qu’il faudra s’en remettre au jugement de la CIJ, seule institution juridique habilitée à qualifier en droit les événements à Gaza. En attendant, cette lutte symbolique constitue une diversion car elle relègue au second plan les horreurs sur le terrain ou occulte l’inertie coupable des Etats démocratiques.
Ni Filiu, ni Sands n’utilisent le mot génocide, et ne posent la question de savoir quelle est la nature des crimes en cours. Sont-ils pour autant indifférents à la situation à Gaza ? Au contraire. Leur intervention publique, juste et forensique, est influente. Tous deux souhaitent que les massacres cessent immédiatement, que les responsabilités soient reconnues et que les perpétrateurs des crimes soient condamnés. C’est bien là l’essentiel.
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Cet article est une carte blanche, rédigée par un auteur extérieur
au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.