C’est devenu une tradition pour les pro-européens de faire leur rentrée politique à Ventotene, l’île italienne où Altiero Spinelli rédigea en 1941 le « Manifeste pour une Europe libre et unie ». Renouer avec l’esprit de ce manifeste n’a jamais été aussi urgent : notre Union paraît dangereusement divisée et affaiblie dans un environnement de plus en plus hostile, tant en interne qu’à l’extérieur de ses frontières.
Avec seulement 5 % de la population mondiale et un retard économique croissant, confrontée à un monde dominé par des empires de la Russie de Poutine aux Etats-Unis de Trump en passant par la Chine de Xi Jinping, l’Europe risque de devenir une simple vassale de l’Amérique. C’est devenu clair avec les concessions unilatérales consenties à Trump en matière de droits de douane et de dépenses de défense, et l’acceptation d’un rôle subalterne dans les négociations concernant la guerre en Ukraine. L’Union européenne joue également un rôle insignifiant dans tous les autres conflits qui affectent son voisinage, de Gaza au Haut-Karabakh.
Sur le plan intérieur, la deuxième Commission Von der Leyen a décidé de remettre en cause le Pacte vert, qui était pourtant le projet phare de son premier mandat, comme si le changement climatique ne s’aggravait pas. Elle a présenté également un projet de budget européen pluriannuel décevant, qui ne prévoit pas une réelle hausse des dépenses et défait la politique de cohésion pour financer de nouvelles priorités en matière de recherche et de défense. Dans le même temps, l’extrême droite populiste eurosceptique et europhobe, amie de Poutine et de Trump, n’a jamais été aussi puissante au sein des Etats membres comme des institutions de l’UE.
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Les dirigeants actuels de l’UE souffrent d’un manque de vision à long terme, d’unité et de capacité institutionnelle. Pour l’instant, une alliance improbable de sympathisants de Trump et d’atlantistes nostalgiques semble dominer le Conseil européen et la Commission. Ainsi, la ligne qui prévaut jusqu’à présent consiste à flatter et à apaiser le président américain, dans l’espoir de limiter les dégâts, ce qui renforce en réalité notre dépendance politique, stratégique et économique à l’égard de Washington. Cette stratégie est peu efficace, car pour Trump, les contrats n’engagent que l’autre partie, jamais lui. Accepter de consacrer 5 % du PIB européen à la défense et d’acheter davantage d’armes et de gaz naturel américains n’a en aucune façon renforcé son engagement en faveur de la sécurité collective, évité les droits de douane punitifs, ni renforcé le soutien américain à l’Ukraine. Il s’agit pour lui principalement d’engranger des gains pour l’économie américaine, des contrats miniers aux ventes d’armes. Paradoxalement, c’est l’absence d’engagement sérieux de Poutine en faveur d’un règlement négocié qui empêche Trump de parvenir à un accord au sujet de l’Ukraine aux conditions de Moscou.
Il devrait être clair désormais que Trump n’est pas, et ne sera jamais, un allié. L’Amérique de Trump est un choc géopolitique, économique et culturel majeur pour l’Europe. Devenir un simple protectorat américain n’est cependant pas inévitable. Une autre voie est possible compte tenu notamment de l’indignation soulevée par la série de concessions et d’humiliations auxquelles nous assistons. Le renouveau d’une majorité pro-européenne au sein des trois institutions, et en particulier au Parlement européen, permettrait de changer de cap, de passer de la vassalisation à l’autodétermination. Il revient au Parlement, qui doit contrôler la Commission, d’exiger de celle-ci une nouvelle orientation, puisqu’il détient le pouvoir de la censurer. Pour commencer, il aurait la capacité de bloquer la réduction des droits de douane européens sur les produits américains, une mesure qui recueillerait certainement l’assentiment des électeurs européens. Il devrait l’utiliser, montrant ainsi que l’Europe est capable de résister au chantage.
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Nous devons de plus renforcer notre union politique et surmonter le vétocratie qui permet à Orbán [le Premier ministre hongrois, NDLR] de bloquer l’aide militaire de l’UE à l’Ukraine. Il nous faut construire notre propre système de défense, indépendant des Etats-Unis et susceptible de dissuader le Kremlin. Là aussi, de telles décisions seraient très populaires auprès de la plupart des citoyens européens. Comme l’a déclaré Mario Draghi, nous ne deviendrons pas une puissance géopolitique en nous fondant uniquement sur la relance de notre compétitivité et de notre marché intérieur. Nous devons devenir une véritable union fédérale, enfin libérée des contraintes de l’unanimité et dotée de compétences en matière de politique étrangère et de sécurité. Les principaux Etats membres devraient activer immédiatement la clause de défense commune prévue par les traités et engager une réforme de ces traités, en collaboration avec le Parlement.
A défaut, une coalition de pays volontaires devrait lancer une nouvelle « Communauté européenne de défense », dotée d’une dimension parlementaire et budgétaire, et ouverte à tous les Etats membres souhaitant y adhérer. Si aucune mesure n’est prise et si nous nous contentons d’attendre la prochaine crise pour improviser des décisions difficiles, l’Europe risque de mourir en tant que projet politique.
- Josep Borrell Fontelles, ancien haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité ;
- Guy Verhofstadt, ancien Premier ministre de Belgique, président du Mouvement européen international ;
- Domènec Ruiz Devesa, ancien député européen, président de l’Union des Fédéralistes européens.
Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur
au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.