Joseph Pulitzer [1847-1911] est connu pour le prix de journalisme qui porte son nom, mais on sait moins qu’il fit à son époque ce qu’Elon Musk a fait avec Twitter [rebaptisé X] : utiliser la propriété d’un média peu régulé (la presse tabloïd, qu’il a inventée) au service de ses ambitions politiques et pour propager des rumeurs sur ses opposants politiques. Quelques décennies plus tard, le régulateur américain mettait en place la « fairness doctrine » [principe d’impartialité, de 1949 à 1987] qui imposait de présenter les sujets d’intérêt général d’une façon honnête, équitable et équilibrée et en présentant aux auditeurs les différents points de vue.
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Comme le rappelle le rapport sur la désinformation et la démocratie en ligne de l’Observatoire du Long Terme, les actions de propagande ou de déstabilisation venues de l’étranger ont existé bien avant qu’elles ne passent par les réseaux sociaux : le KGB a financé des organisations politiques françaises pendant la guerre froide et les mouvements indépendantistes en Polynésie ont reçu l’appui de puissances étrangères. Et ce, avant que la notion de guerre hybride, qui se poursuit sur le terrain de l’information, n’apparaisse dans les années 2000.
Beaucoup des problèmes que pose internet à notre démocratie ne sont donc pas nouveaux et nous devrons demain nous y adapter comme nous l’avons fait par le passé. D’abord en augmentant notre vigilance et notre capacité à identifier ces campagnes. Ainsi, l’agence gouvernementale Viginum nous informe sur les campagnes étrangères qu’elle identifie. Avec le temps et l’éducation, chacun se méfiera plus des « quasi-médias » – qui ressemblent à des médias d’information sans en appliquer la déontologie –, et ce, d’autant plus que l’on agira pour rendre les médias qui appliquent un code de déontologie plus identifiables. Par ailleurs, les opérations d’influence utilisent souvent des moyens empruntés à des groupes cybercriminels, dont le revenu mondial dépasse 1 000 milliards d’euros et qui emploient près d’un million de personnes. Les moyens pour lutter contre le cybercrime doivent augmenter significativement, ce qui réduira au passage les moyens logistiques des opérations d’influence.
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En outre, l’intelligence artificielle ou les comptes robotisés réduisent fortement le coût d’une opération de désinformation. Hier, il fallait recruter et rémunérer des agents provocateurs pour aller diffuser une rumeur. Aujourd’hui, une personne seule peut animer des milliers de comptes différents d’apparence humaine ou mobiliser pour quelques centaines d’euros des prestataires de pays à bas coûts (les mêmes sont utilisés par les influenceurs pour gonfler leur audience). Et la technologie continuera à évoluer.
Cela perturbe le débat public en introduisant des biais contraires aux principes fondateurs de ces démocraties : c’est la qualité des idées, leur résonance avec les attentes des électeurs et la crédibilité à les mettre en œuvre qui devraient faire gagner une élection, et non la capacité à se mettre en scène sur TikTok, avec ou sans l’appui de l’étranger. S’il serait absurde de vouloir interdire à certains candidats d’être plus malins ou de mieux maîtriser certaines techniques, nous montrons dans le rapport comment limiter l’écart avec les candidats moins outillés.
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Enfin, la désinformation se développe d’abord sur un déficit d’information ou de pluralité des analyses, et un ministère de la Vérité qui imposerait son récit n’atteindra jamais nos concitoyens tentés par les récits complotistes. A l’inverse, internet offre à chacun un accès simplifié à toute l’information connue de l’humanité ou à une expression individuelle accessible par tous et l’intelligence artificielle permet de synthétiser des millions de contributions pour en identifier les points saillants. Or on se souviendra de la difficulté à extraire ces informations du « grand débat » de 2019 [vaste consultation citoyenne organisée par l’exécutif après le mouvement des « gilets jaunes »] et on notera que le mode d’interaction au cœur de notre démocratie représentative repose sur des circonscriptions, définies comme la zone parcourue en une journée de cheval à partir d’une sous-préfecture. Défendre la démocratie contre les attaques numériques, c’est aussi mieux utiliser le numérique pour rendre la démocratie plus forte parce que plus à l’écoute.
Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur
au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.