Le site archéologique de Pétra, mondialement célèbre, est visité chaque année par de nombreux touristes.
Mais les Nabatéens, peuple arabe de l’Antiquité, sont bien moins connus du grand public que les extraordinaires vestiges de leur antique cité. Entre la fin du IVe siècle avant notre ère et 106 de notre ère, date de leur intégration dans l’Empire romain, ils ont pourtant dominé un très vaste territoire depuis le sud de la Syrie jusqu’à l’oasis d’al-Ula, aujourd’hui en Arabie saoudite, en passant par le Néguev et le Sinaï. Leur souverain, commandant d’une puissante armée, était reconnu comme le « roi des Arabes », écrit l’historien antique Flavius Josèphe. Il ne régnait pas seulement sur les Nabatéens, mais aussi sur d’autres peuples qui étaient ses vassaux.
Le mot « arabe » est, quant à lui, apparu pour la première fois sous la forme Aribi, au IXe siècle avant notre ère, dans des textes assyriens.
C’est un terme général, comme « grec » ou « gaulois ». Parmi les Grecs, on compte les Ioniens, les Doriens… Parmi les Gaulois, les Arvernes, les Éduens… De même, parmi les peuples arabes de l’Antiquité, il y avait les Nabatéens, mais aussi les Thamoudéens, les Minéens, les Lihyanites…
Doushara, dieu de la montagne
Le principal dieu des Nabatéens se nomme Doushara. Il est le protecteur des souverains, comme le proclament quelques inscriptions nabatéennes. Son nom veut dire « Celui du Shara », appellation d’une montagne près de Pétra. Un « sommet très élevé d’Arabie », écrit Etienne de Byzance, auteur du VIᵉ siècle.
Doushara n’est donc pas un nom à proprement parler, mais une expression désignant un statut suprême. Elle signifie que Doushara est le dieu qui se trouve au sommet de la montagne. Un lieu élevé qui rappelle le mont Sinaï où se manifeste le dieu de Moïse, dans l’Exode. De même, le Dieu de la Bible n’a pas de véritable nom : il est le Seigneur, l’Éternel.
Les Nabatéens ont en commun avec les Hébreux une même réticence à nommer la divinité. C’est une caractéristique des religions sémitiques, alors qu’en Grèce antique ou à Rome, les dieux possèdent des noms propres : Zeus, Jupiter, Apollon…

Adorer des pierres
Un des rites les plus courants de la religion nabatéenne est l’adoration de pierres dressées, considérées comme sacrées, qu’on appelle « bétyles ». Le terme vient de l’araméen bet-el qui signifie littéralement « maison de dieu », parce qu’on pensait qu’une divinité ou des parcelles de divinité pouvaient se trouver à l’intérieur.
Le plus célèbre bétyle biblique est la pierre de Jacob, fils d’Isaac et petit-fils d’Abraham, dans la Genèse (Genèse 28, 17-22).
Jacob fait de cette pierre son chevet. Il pose sa tête dessus et s’endort. Pendant son sommeil, il voit en songe « une échelle dont le sommet touchait le ciel ». À son réveil, il comprend que la pierre sur laquelle il a dormi est sacrée, la redresse comme une stèle et verse de l’huile en son sommet. Puis il nomme le lieu « Béthel ».

Les Nabatéens, eux, n’utilisent pas le terme « bétyle » pour désigner les pierres auxquelles ils rendent un culte. Ils emploient le mot nésiba qui veut dire « dressé » et évoque un pilier ou une stèle. Mais la pratique est la même.
Plusieurs de ces idoles, généralement quadrangulaires, ont été retrouvées à Pétra. On connaît aussi leurs formes, grâce à des représentations sculptées sur des rochers, à Pétra, ou encore à Hégra, importante ville nabatéenne dans l’oasis d’al-Ula. Les fidèles s’arrêtaient devant ces reliefs rupestres pour prier et se prosterner.

L’idole de Doushara
Le principal bétyle nabatéen se dressait, au cœur même de Pétra, dans un grand temple, nommé aujourd’hui Qasr al-Bint (« Château de la fille ») en arabe. Ce sanctuaire est un édifice de plan carré, haut d’une vingtaine de mètres. À l’intérieur, dans la salle centrale, se dressait le bétyle de Doushara, au sommet d’une plate-forme. L’encyclopédie byzantine nommée Souda nous en donne une description assez précise, bien qu’elle ait été composée plusieurs siècles après la destruction du temple. L’ouvrage s’appuie sur des écrits antérieurs, aujourd’hui perdus.
L’idole, peut-on lire, était une pierre quadrangulaire de couleur noire sans image divine. Sa hauteur était de quatre pieds (environ 1 mètre 20) et sa largeur de deux pieds (60 centimètres). Elle se dressait sur un socle doré.
Le texte nous donne la description d’une idole aniconique qui manifeste symboliquement la présence du dieu. La couleur noire laisse penser qu’elle était peut-être taillée dans une météorite. La Souda précise que les fidèles lui offraient des sacrifices et versaient sur elle le sang des victimes, en guise de libation.
Ces sacrifices avaient lieu hors du temple. Sur une vaste esplanade qui précède le sanctuaire a été retrouvé un autel, de 3 mètres de haut, qui était plaqué de marbre. C’est là que se déroulaient les principaux sacrifices offerts par les souverains nabatéens à Doushara pour le bonheur de leur royaume et de leurs sujets. Les animaux destinés au dieu y étaient amenés et égorgés, sans doute des bœufs, des brebis, peut-être aussi des chameaux.
Le chameau était, en effet, un animal étroitement associé au grand dieu. On recueillait ensuite le sang des bêtes sacrifiées pour aller en asperger le bétyle à l’intérieur du temple.

Fils de la Vierge et Unique enfant du Seigneur
Au cours de la grande fête annuelle célébrant la naissance de Doushara, évoquée par Épiphane de Salamine, les fidèles chantaient en arabe, nous dit l’auteur, un hymne à la mère de Doushara dite Chaamou, c’est-à-dire « Jeune fille » ou « Vierge ». Doushara, fils de la Vierge, était quant à lui surnommé « l’Unique enfant du Seigneur » (Épiphane de Salamine, Panarion II, 51, 22, 11).
Cette ressemblance frappante entre Doushara et Jésus, lui aussi né d’une conception virginale, explique pourquoi Épiphane a cru bon d’évoquer ce « Noël » nabatéen. Rappelons que le mot « Noël » nous vient du latin Natalis dies qui signifie « Jour de la naissance ». Épiphane de Salamine entendait ainsi condamner la religion des Nabatéens qui pouvait apparaître comme concurrente du christianisme.
Le danger pour le théologien était aussi que les détracteurs de la religion du Christ accusent les auteurs chrétiens de plagiat, le culte de Doushara étant antérieur de plusieurs siècles à celui de Jésus. Les chrétiens ne possédaient pas le monopole du thème de la conception virginale. Épiphane, retournant ces accusations, s’emploie à délégitimer la religion nabatéenne considérée comme une hérésie et une parodie païenne de la seule vraie religion à ses yeux.
Cette perspective apologétique nous a fort heureusement transmis quelques bribes des croyances nabatéennes qui ne seraient sans doute jamais parvenues jusqu’à nous sans cette similitude frappante entre les deux religions.
La fête de Noël de Doushara
Le passage est également très instructif dans la mesure ou Épiphane de Salamine y mentionne trois lieux où la fête de Noël de Doushara était célébrée : le grand temple de Pétra, nous l’avons dit, mais aussi le sanctuaire de la ville nabatéenne d’Elousa dans le Néguev, et enfin le temple de Koré, fille de Déméter, à Alexandrie. Koré, dont le nom signifie « Jeune fille », était considérée comme l’équivalent grec de la Chaamou.
Elle était adorée à Alexandrie, nous dit Épiphane, en tant que Vierge mère d’un jeune dieu incarnant l’Éternité que les Grecs nommaient Aiôn. À n’en pas douter, les Nabatéens, installés à Alexandrie, y avaient fondé, comme dans les autres villes où ils étaient présents, un sanctuaire en l’honneur de leur grand dieu. Une association religieuse y rendait un culte à la Chaamou, associée aux mystères de la Koré grecque.
Doushara, père et fils ?
Au contact du monde grec, les Nabatéens ont découvert d’autres divinités comparables à leur grand dieu. Doushara, ressenti comme une puissance liée à la végétation, a pu être assimilé à Dionysos, promoteur de la culture de la vigne dans la mythologie hellénique.
Mais en tant que plus grand dieu nabatéen, Doushara était également considéré comme l’équivalent de Zeus, père de Dionysos, et maître de l’Olympe grec. C’est ce que pourrait suggérer Épiphane de Salamine : Doushara était peut-être vu par les Nabatéens comme le fils unique de son père avec lequel il se confondait, suivant le modèle de « deux en un » que reprendra plus tard le christianisme.


