C’est avec émotion que j’écris ces lignes. Je revois l’image d’Ahmed Nejib Chebbi, grand, droit, costume bleu impeccable, son sac à la main, comme partant pour un voyage autour du monde, souriant à l’adversité avec une mélancolie narquoise qui sait de quoi les âmes de tortionnaires sont faites. Tout autour, la police attend pour l’arrêter, l’ordre d’un satrape bossu terré dans sa grotte. Mon cœur se serre.
La longévité de la résistance de Nejib Chebbi à la dictature est sans égale. Agé de 20 ans, il est condamné sous Bourguiba à onze ans de prison. A 81 ans, idem, douze ans de prison ! (qui équivalent à cet âge à une condamnation à mort). Deux parodies de procès pour « complot contre la sûreté de l’Etat ». Même verdict bouffon, même tribunal fantoche, même dinguerie judiciaire. « Pas de liberté pour les amis de la liberté ! » Rien ne change. Mon cœur se soulève.
C’est le même Etat, le même système répressif, l’Etat « national », l’Etat « souverain » pourchassant les « traîtres », les « ennemis intérieurs », les « collabo-démocrates », les « vendus de l’Occident ». Depuis le 25 juillet 2021, les fourgons cabossés de la police « nationale » enchaînent les rafles en cahotant. Chaque jour sonne le tocsin qui éteint l’une après l’autre les voix de la Révolution. La tête me tourne.
Nejib Chebbi est depuis longtemps l’ennemi public numéro un. Durant soixante ans, il a porté sa passion de la liberté dans un pays qui ne l’avait pas reçue en héritage. Il fallait l’inventer, la faire naître. Pour lui l’idée démocratique était le vrai sens de l’anticolonialisme. De nouveaux droits pour une nouvelle humanité, l’horizon de la liberté, la fin de la domination. L’explosion révolutionnaire de 2011 a comblé son espoir au-delà de ses attentes. Mais il n’aura fallu que dix années (2011-2021) pour que la nuit retombe sur cette aube libertaire.
Dès son jeune âge, Chebbi a connu les crises des luttes nationalistes dont son père a souffert. C’est là qu’il a entrevu que les hommes pouvaient se déshumaniser dans leurs jeux de pouvoir, dont les effets délétères touchaient les élites flouées par leurs propres dérives. Chebbi est un intellectuel en politique. Il a toujours balancé entre ses deux vocations, penser, agir, en penchant irrésistiblement vers l’agir sans cesser de penser. Le penser-agir pourrait être sa devise. Il a passé sa vie à tendre à la société une autre image d’elle-même que celle de la soumission et de l’obéissance.
A l’inverse de Bourguiba qui ne parlait aux citoyens que de l’Etat, Chebbi leur parle d’eux-mêmes, de leur personne, de leurs droits, de leur humanité, de leur conscience, de leur vie, de leur libre arbitre. Il est un des rares politiciens arabes à tirer sa vision non pas de l’Etat, mais de l’humain. Il a vu l’arbitraire sacrifier aux abus d’Etat trop de destins personnels, de droits légitimes au bonheur.
Chebbi est un aristocrate plébéien dont la fougue se mêle à la foule où son moi aime se laisser bousculer jusqu’à fondre et disparaître. Mais il s’en élève pour ne pas être dépossédé de son libre arbitre et de sa raison. Il rappelle au plus humble des mortels qu’il faut se considérer avant tout comme un être pensant, diffusant sa passion de l’égalité, vertu républicaine par excellence. Face à l’empire matériel de l’Etat, il élève le royaume spirituel de la liberté, le Front du Salut national dressant l’esprit libre face au front de taureau de la bêtise d’Etat.
Sa pensée politique se double d’une culture humaniste que peu de ses congénères possèdent. Souvent le militantisme se dessèche dans des automatismes bornés. Pas celui de Nejib Chebbi. Il ne s’enferme pas dans l’entêtement fumeux d’une doctrine quand elle ne tient plus la route, n’hésitant pas à rompre avec ses camarades et avec ses absolus. Il s’est détourné de ses utopies, le communisme, le panarabisme par exemple, quand il eut découvert leurs soubassements criminels. La platitude idéologique nous cache souvent les chemins accidentés de la vérité.
Il fut l’un des premiers à comprendre, à l’instar des dissidents de l’Est, que la véritable lutte était celle des droits démocratiques et humains. Faire allégeance au despotisme, fût-il éclairé, lui semble contre-nature. Sa raison s’y refuse, sa sensibilité y répugne. La dictature brise l’élan spontané des hommes vers la civilisation et le bonheur.
Chaque fois que le système s’est acharné sur sa personne, Nejib Chebbi ne s’est pas abandonné à l’amertume de l’échec. Il se retire dans ses livres, ses auteurs, poussé par sa curiosité du monde. Il aime revenir à la source des passions gaies qui l’habitent, tournées vers la clarté, le savoir, le goût de la vérité, de la beauté, le rire, l’espoir.
Il réserve ses vrais enthousiasmes aux œuvres majestueuses de la condition humaine. Il manie plusieurs langues avec une éloquence sans emphase. Il possède le nuancier des caractères et des personnes qu’il étudie, sans les blesser par des offenses ou des injures qu’eux ne se privent pas de lui infliger. Il est trop délicat pour ces usages grossiers.
Sa culture baigne dans le roulis des horizons divers, sans distinction ni préférence. Il complète son savoir par l’observation des hommes et de leur psychologie, impressions sur le vif, en prison, dans la clandestinité, en voyage, dans la nature, dans la foule, partout tel un moraliste classique qui s’irrite de leurs travers et s’attendrit de leurs faiblesses, jusqu’à s’émouvoir du souvenir de son tortionnaire qui, en le torturant, lui demandait pardon.
Quand un accès de désespoir l’accable, cela ne dure pas, il s’aide de son tempérament d’ascète à surmonter les avanies, par sa gouverne stoïque sur le désordre de ses pensées, jusqu’à retrouver le cours tranquille de sa vie intérieure.
Enfin vous l’aurez compris, Nejib Chebbi, ce roseau pensant, humaniste lettré, politicien courtois, ami spirituel, cœur patriote, âme magnanime présente tous les caractères d’un dangereux terroriste qui ne peut être laissé en liberté. Je vous ai donné les preuves éclatantes de ses manœuvres criminelles, ses complots armés, sa cervelle sanguinaire. Il faut s’empresser de l’enfermer avant qu’il ne commette le pire !
Je n’aimerais pas être à la place de ceux qui ont perpétré le kidnappage de Nejib Chebbi et des autres. Comment pourrais-je m’en vanter aux yeux de mes enfants ? De ma postérité ? De mes ancêtres ? Et cette petite gêne au fond de ma poitrine, ce hoquet bizarre qui m’empêche de respirer, qu’est-ce ? Non je ne voudrais pas être à leur place, je ne voudrais pas rentrer chez moi le soir, après avoir signé le papier à en-tête ministériel maculé du geste odieux, indélébile comme les taches de sang de Lady Macbeth. Je ne voudrais pas quitter mon bureau furtivement, les yeux cernés, la bedaine lourde, la tête penchée, le regard éteint. Je me retourne, un peu craintif, une ombre derrière moi frissonne. Qu’est-ce ?
Non, je n’aimerais vraiment pas être à leur place, car au jour de ma disgrâce, je réaliserais trop tard avoir porté atteinte au meilleur ami de ma dignité, à l’ardent défenseur de ma personne, de mon estime de moi, de mon honneur, de ma parole, de l’avenir de mes enfants. Car, si j’étais à leur place, cela voudrait dire que j’ai quitté le monde miséricordieux des humains, rempli de cœurs simples, naturels, bienveillants. J’aurais quitté la paix suave des honnêtes gens pour cet abîme d’hallucinations, de déchéance et de chaos où tombe toute la société, tandis que nos bas-fonds déchaînent leur cloaque sur des personnes aussi policées, aussi morales, aussi humaines qu’Ahmed Nejib Chebbi et ses amis. Mon cœur se retourne.
Les colonialistes avaient déshonoré leur humanité en humiliant la nôtre. Ils nous refusaient constitution, élections, parlement. Sous-êtres, demi-hommes, nous méritions le fouet, non la justice. Nous n’étions faits ni pour penser, ni pour parler mais pour trembler. Mais vous, qu’avez-vous fait, nationalistes ? Vous avez fait mieux que les colonialistes. Vous avez ajouté aux crimes du colonialisme, le scandale de les avoir commis contre les meilleurs de vos semblables. Vous vous acharnez contre ceux qui vous élèvent, au lieu de vous révolter contre ceux qui vous écrasent. Bravo, les « libérateurs » de la nation !
Quand un pouvoir peut si impunément s’en prendre aux démocrates, ça en dit long sur le déficit collectif face à la question démocratique. Peut-être fut-il plus facile à Chebbi de combattre un pouvoir ouvertement répressif, que de côtoyer le silence d’une société passive dont la mollesse, l’indifférence sont aussi fatales aux libertés que l’appareil qui les traque. Les Tunisiens, sauf une minorité, ne semblent pas s’émouvoir du sort commun autant que de la petitesse domestique de leur existence. L’insouciance coupable, la lâcheté collective, le mélange de paresse intellectuelle et de léthargie morale, le cynisme brouillon de la classe supérieure à laquelle Chebbi appartient, c’est toute la société qui est responsable de son lynchage. L’Université, l’Académie, la Faculté ont délaissé l’intellectuel, la classe éclairée a ignoré le militant, le monde politique a persécuté le démocrate, le peuple a méconnu l’homme d’Etat. Tous sans exception sont coupables.
Que ne vous levez-vous, cadres, technocrates, politiciens, professeurs, académiciens, ingénieurs, directeurs, retraités, fonctionnaires, ministres, ambassadeurs devant cette affreuse injustice ? Et vous, premières femmes et ministresses, où êtes-vous ? Que ne confessez-vous votre honte, que ne démissionnez-vous ? Si la vertu républicaine est le souci de l’intérêt général avant celui des intérêts particuliers, alors vous n’en possédez pas une miette. Car l’arrestation de Nejib Chebbi signifie la férocité des intérêts particuliers par-devant l’intérêt général.
Mais toutes ces arrestations ne sont pas l’échec de la liberté, mais la révélation d’une défaite morale de l’Etat tout entier et du désastre humain de la société décolonisée. Elles sont la preuve irréfutable de l’avilissement que l’Etat tunisien montre de lui-même. Il a offert au monde, ici, le spectacle le plus tragique de son effondrement.
La question démocratique est devenue si brûlante, si imminente que derrière les barreaux d’une lucarne, son bannissement lui donne une intensité, une présence, une réalité devant laquelle l’Etat fasciste n’est plus que l’ombre de sa propre dépouille. L’arrestation de Nejib Chebbi annonce la fin de l’Etat totalitaire et la renaissance de l’Etat libéral de la Révolution. Galilée disait, sous le regard mortel de l’Inquisition, « E pure girà ! » (et pourtant elle tourne) à propos de la Terre tournant autour du Soleil. L’histoire, dit Chebbi sous les orbites du tyran, est la loi naturelle des hommes qui tourne irrésistiblement avec la parabole de la liberté.
BIO EXPRESS
Hélé Béji est une écrivaine tunisienne. Elle a notamment publié « Dommage, Tunisie : la dépression démocratique » (collection Tracts, Gallimard, 2019).
Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur
au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.

