Dans « Dieu est avec nous » (éditions le Bord de l’eau, 2025), l’historien et politiste Haoues Seniguer explore les justifications théologico-politiques des massacres du 7-Octobre et de ceux qui ont suivi à Gaza. Il le fait sans glisser dans les caricatures des religions qui appauvrissent, dans les débats politiques récents, le bel héritage de la loi de 1905. Car, lui-même musulman pratiquant, son roc éthique est celui énoncé par l’article premier de la grande loi de la laïcité : la liberté de conscience, qui s’arme chez lui de ressources puisées dans les sciences sociales et dans la philosophie. S’extirpant des manichéismes et soucieux de la nuance, il dénonce tant l’antisémitisme qui peut circuler dans certains discours « antisionistes » que l’islamophobie qui peut circuler dans certains discours « anti-islamistes ».
La mise à distance, par l’intermédiaire des sciences sociales, de la légitimation religieuse de violences fait écho à un coup de tonnerre dans le ciel musical de 1964 : la chanson « With God on Our Side » de Bob Dylan, traduite en 1965 par Hugues Aufray avec « Dieu est à nos côtés ». Bob Dylan fait implicitement référence à l’« Epître aux Romains » de Saint Paul dans le « Nouveau Testament » : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? »
Dylan part de sa région de naissance le « MidWest » : « And that land that I live in/Has God on its side » (« Et cette terre dans laquelle je vis/A Dieu à ses côtés »). Dans l’adaptation française, Hugues Aufray élargit la critique à l’ensemble des Etats-Unis : « Je sais qu’en Amérique/Dieu est à nos côtés. » Puis Dylan parcourt les livres d’histoire et rencontre le génocide des Indiens, car la cavalerie américaine qui les massacrait avait déjà « God on its side ».
Dans ce parcours, Robert Zimmerman, de son vrai nom, dont les grands-parents ont fui les pogroms antisémites de l’Europe de l’Est, n’oublie pas la Shoah trop vite effacée selon lui des consciences : « When the Second World War/Came to an end/We forgave the Germans/And we were friends/Though they murdered six million/In the ovens they fried/The Germans now too/Have God on their side » (« Quand la Seconde Guerre mondiale/Vint à son terme/Nous pardonnâmes aux Allemands/Et nous fûmes amis/Bien qu’ils aient assassiné six millions de personnes/Qui brûlèrent dans les fours/Les Allemands eux aussi maintenant/Ont Dieu à leurs côtés »).
La chanson s’achève toutefois en ouvrant sur la possibilité d’un horizon plus optimiste : « If God’s on our side/He’ll stop the next war » (« Si Dieu est à nos côtés/Il arrêtera la prochaine guerre »). Hugues Auffray se fait plus lyrique que le style acéré par la sobriété de Dylan : « Que Dieu nous la donne/Cette paix méritée !/Que Dieu nous la donne/S’il est à nos côtés ! » Dans l’une et l’autre version, le divin ne serait donc pas nécessairement du côté des violences.
Le registre des sciences sociales n’est pas celui des « protest songs ». La critique n’y est pas simple dénonciation, mais suppose une exploration des complications du réel. En ce sens, Haoues Seniguer se révèle, dans « Dieu est avec nous », un praticien expérimenté des sciences sociales. Il ne réduit pas la réalité à l’opposition entre des essences homogènes, qu’elles soient positives ou négatives. Par exemple, parler seulement et uniformément de « démocratie » pour Israël et de « théocratie » pour le Hamas, ou de « colonialisme » pour le premier et de « mouvement de résistance » pour le second, ne permet pas de saisir les contradictions des formes sociales et politiques, et comment dans les deux cas le criminel peut être revêtu d’atours religieux.
Il y a bien de la démocratie et du colonial dans Israël, et d’autres choses encore. Il y a bien de la théocratie et de la résistance dans le Hamas, et d’autres choses encore. Pour voir cela, on se doit d’éviter d’hypostasier « démocratie », « colonial », « théocratie » et « résistance », sans pour autant passer sous silence l’injustice historique et structurelle qui a privé les Palestiniens d’une terre.
De l’inquiétude machiavélienne dans l’après 7-Octobre
Pourtant, il s’agit de ne fermer les yeux ni sur les crimes de guerre et contre l’humanité perpétrés par le Hamas et ses alliés lors de l’attaque du 7 octobre 2023 – que vient de documenter Amnesty International dans un rapport publié le 11 décembre – ni sur ce que Haoues Seniguer appelle « une vaste mobilisation ethnocidaire » avec les massacres dont l’armée israélienne s’est rendue coupable à Gaza. Sur ce point, le livre ayant été imprimé en juillet, l’hypothèse de l’ouverture d’un processus génocidaire pourrait désormais compléter la qualification des faits – notamment à partir de la déclaration officielle de l’état de famine à Gaza par l’ONU, le 22 août. Fort heureusement, le massacre a été partiellement arrêté avec le cessez-le-feu du 10 octobre, partiellement car les violences israéliennes continuent à Gaza comme en Cisjordanie.
On doit ici souligner un paradoxe, qui ajoute aux complexités de la politique et qui n’aurait pas étonné Machiavel ainsi qu’un de ses lecteurs les plus pénétrants, le philosophe Maurice Merleau-Ponty : la paix peut faire des progrès par le biais du « côté obscur de la force ». Ainsi c’est un bad guy, le président des Etats-Unis, Donald Trump, qui a arraché une trêve entre Israël et le Hamas. Et il demeure pourtant un bad guy sur la scène américaine comme internationale. Un tel paradoxe appelle à nourrir notre rapport à la politique d’une inquiétude machiavélienne, dans la logique d’une boussole éthique et politique amenée à traverser des contrées dans le brouillard, des zones grises et des événements inédits.
La grille d’analyse nuancée mise en œuvre par Haoues Seniguer a des conséquences éthiques et politiques. Elle conduit à rejeter des aveuglements croisés et des passions essentialisantes, qui ont pu voir le jour au sein de la société française : « Affirmer que “l’antisémitisme est résiduel” ou réduire sa dénonciation à une manœuvre “sioniste” ou “pro-israélienne” relève d’une indéniable violence symbolique. Cela revient à nier une réalité : l’antisémitisme est bien réel, en progression, et sa reconnaissance pleine et entière est un enjeu démocratique. Sur ce point, une partie de la gauche semble avoir failli ou manqué à sa responsabilité. Cela étant dit, il serait tout aussi dangereux ou naïf de fermer les yeux sur une autre réalité : l’instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme. Celle-ci sert parfois à désigner à la vindicte, dans un registre islamophobe assumé ou masqué, nos concitoyens musulmans. » Le chercheur risque fort de n’être entendu ni du côté de La France insoumise ni de celui de CNews, ni du côté du mouvement du Printemps républicain, ni de « Paroles d’Honneur », cette émission web « décolonial ».
La gauche manque d’une composante spirituelle
Le religieux est loin d’être réduit par Haoues Seniguer à la fonction de légitimation de massacres. Il apparaît composite et ambivalent. « Tant de compassion et tant de revolvers », chante justement Alain Souchon dans « Et si en plus y’a personne ». Le « et » relève une tension inéliminable.
Dans un livre de conversation avec ma spiritualité agnostique et libertaire, « Spiritualités et engagements dans la cité » (Le Bord de l’Eau, 2018), Haoues Seniguer se présente comme « un musulman soucieux de marier spiritualité religieuse et attachement aux progrès dans le domaine de la justice sociale comme de la libération des mœurs ». Sa spiritualité musulmane est alors envisagée comme « la grande attention portée aux vibrations, aux palpitations humaines, aux souffrances liées à la précarité ou à la grande pauvreté, au dénuement observé, subodoré, plus encore dans des sociétés de relative abondance comme les nôtres ».
La gauche manque tout particulièrement aujourd’hui d’une composante spirituelle, entendue comme un espace d’exploration du sens et des valeurs de l’existence. Une réhumanisation spirituelle de la gauche passe notamment par un dialogue entre des spiritualités croyantes et non croyantes mais dans le cadre d’une tolérance laïque, qui doit beaucoup à l’esprit de la loi de 1905 porté par les socialistes Aristide Briand et Jean Jaurès, qui refusèrent d’en faire une loi antireligieuse.
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au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.

