Etre artiste en Roumanie n’est pas la même chose qu’être artiste rom en Roumanie, pas davantage qu’être artiste rom en Europe. L’art n’est jamais indépendant de son rôle politique intrinsèque. L’art n’a pas qu’une fonction esthétique, il est toujours politique, que nous acceptions ou non de le reconnaître. Il faut donc se demander quel type d’art est considéré comme « confortable » en Roumanie et selon quelle perspective historique et identitaire. Dans le contexte des Roms de Roumanie, et dans le mien en tant qu’artiste rom, mon travail comporte des défis spécifiques car il ne s’agit pas seulement de création, mais aussi de revendication, de visibilité et de déconstruction des stéréotypes.
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L’esthétique est politique et je considère que l’art ne peut être séparé de ses implications politiques. Ce que l’on définit comme « talent » ou « qualité artistique » est subjectif. Ces notions reposent sur des standards eurocentrés établis par ceux qui détiennent le pouvoir et dictent les règles − un système contre lequel je me positionne.
Je m’oppose à une vision du monde qui impose la supériorité de la culture et de la civilisation occidentales sur celles des peuples autochtones ou minoritaires. C’est pourquoi, pour moi, en tant qu’artiste rom, l’art et la culture roms ne doivent plus rester marginalisés, mais devenir une référence.
J’y crois et je contribue à un avenir où la dimension sociale de l’art ne sera plus seulement tolérée, mais définira l’art lui-même.
Etre artiste en Roumanie, c’est naviguer dans un système artistique doté d’infrastructures, de financements, de festivals et d’institutions reconnues. Mais lorsque l’on est artiste rom, les choses se compliquent.
L’Etat roumain n’est pas encore prêt à reconnaître notre art ni la contribution de celui-ci au développement de la culture roumaine. Etre artiste rom, c’est donc se battre non seulement pour son art, mais aussi pour la reconnaissance institutionnelle, pour une infrastructure culturelle, par exemple pour un théâtre rom d’Etat, pour un espace culturel qui nous appartienne.
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Contrairement à d’autres minorités, la communauté rom ne dispose d’aucune institution publique dédiée à son art : ni théâtre national rom ni centre culturel bénéficiant d’un financement permanent.
Bien que Giuvlipen − la seule compagnie de théâtre rom professionnel en Roumanie, que j’ai cofondée avec d’autres actrices roms − plaide depuis des années auprès des autorités pour la création d’un tel espace, rien ne change.
Cette absence n’est pas une simple négligence administrative, c’est une forme d’exclusion structurelle. Sans espaces dédiés, les artistes roms sont contraints de travailler de manière indépendante, à travers des projets temporaires et des subventions précaires.
La Roumanie nous doit au moins une institution culturelle puisque nous sommes la minorité la plus nombreuse du pays et que nous portons sur ce territoire une histoire de persécution, d’esclavage et de génocide.
Etre artiste rom, c’est souvent créer dans la précarité, mais aussi transformer cette précarité en moteur esthétique.
Nous sommes trop souvent perçus à travers un prisme exotisant, comme des étrangers.
Beaucoup ne se sentent à l’aise que lorsqu’ils nous voient dans des rôles de Roms pauvres ou défavorisés, et non dans des rôles qui nous confèrent dignité et complexité.
Lorsque des artistes roms montent sur scène, le public s’attend à voir de la pauvreté, de la danse folklorique, ou des récits de victimisation. On peine à imaginer que nous puissions faire du théâtre contemporain, féministe, queer ou futuriste. Cette attente réduit la diversité interne de la communauté rom et produit une forme d’exotisation esthétique, c’est-à-dire un phénomène par lequel le public majoritaire consomme l’art rom sans être contraint de confronter ses propres représentations.
Le public roumain préfère souvent une image commode des Roms, celle de la souffrance, de l’exception, du sensationnalisme, de la tragédie, mais pas celle de la complexité sociale, queer ou féministe.
C’est pourquoi, pour moi, en tant qu’artiste rom, il a été urgent de fonder le théâtre Giuvlipen.
Nos spectacles explorent sans cesse les intersections entre mémoire, corps et politique, transformant les expériences personnelles et collectives en expériences esthétiques capables de provoquer et de sensibiliser le public.
Les thèmes centraux de nos créations sont multiples et interconnectés. La mémoire collective du génocide des Roms et de la marginalisation historique est mise en lumière, reconstruite à travers des performances qui interrogent non seulement l’histoire, mais aussi la manière dont celle-ci est racontée − ou passée sous silence − par les institutions culturelles.
Dans le même temps, la sexualité, le désir, le corps et la vulnérabilité sont abordés avec un mélange d’humour, d’ironie et de délicatesse radicale, afin de déconstruire des préjugés profondément enracinés.
Cette politisation de l’esthétique n’est pas un artifice, mais une nécessité : en Roumanie, où la communauté rom reste invisibilisée, le théâtre devient un moyen de revendiquer visibilité et respect.
Le public est invité à confronter ses propres préjugés et à reconnaître la complexité et la pluralité de l’identité rom contemporaine.
Etre artiste rom en Roumanie, ce n’est pas seulement raconter des histoires roms, c’est réécrire à la fois le théâtre rom et le théâtre européen, à travers une esthétique de la résistance et de l’empathie radicale qui invite à la réflexion et à la transformation.
Au bout du compte, malgré toutes les difficultés, je sens que c’est cet art-là que je veux mettre au monde et le partager avec le public.
◗ Traduction du roumain par Alina Popescu.
BIO EXPRESS
En 2014, Mihaela Drăgan fonde la compagnie Giuvlipen, composée de comédiennes roms, où elle est actrice, metteuse en scène et autrice. En 2018, elle développe « Roma Futurism », un projet mêlant culture rom, technologie et sorcellerie, présenté notamment à la Biennale de Venise (FutuRoma), au Musée d’Art contemporain de Belgrade et au festival Kai Dikhas (Berlin). La même année, elle est reconnue par le PEN World Voices comme l’une des dix dramaturges les plus respectées au monde. En 2019, elle rejoint la résidence du Royal Court Theatre (Londres) et y écrit une pièce de science-fiction autour d’une société de sorcières roms. En 2021, elle présente sa première installation vidéo, « The Future is a Safe Place Hidden in My Braids », puis sort en 2022 un album de trap féministe sous le pseudonyme Kali, avec Niko G. En 2024, elle participe au Shakespeare Festival avec « Caliban and The Witch », adaptation en langue romani de « la Tempête », de William Shakespeare.
Dans le cadre du festival Un week-end à l’Est, elle présentera la performance « Spells for feminist futures » dimanche 23 novembre à 20 heures, au Théâtre de l’Alliance Française (101 boulevard Raspail, Paris-6e). Toutes les infos sur weekendalest.com.
Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur
au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.

