J’ai appris à écrire dans une dictature. J’ai été obligée à apprendre des poèmes patriotiques par cœur. Mon imaginaire a été formaté dès le plus jeune âge par la propagande d’un régime totalitaire. A l’école on m’a dit : « Tu n’es pas là pour écrire ce que tu penses, tu es là pour écrire ce que tu dois écrire, ce que j’attends de toi. »
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J’avais 10 ans quand Ceausescu est tombé, mais longtemps après j’ai été poursuivie par cette idéologie. L’enseignement n’a pas changé du jour au lendemain. La liberté de pensée est un chemin difficile à arpenter pour des personnes qui sont nées dans une dictature. Au lycée on continuait à apprendre par cœur les pages des manuels scolaires pour pouvoir les reproduire mot à mot ensuite. Quelqu’un détenait toujours la vérité absolue. « Qu’est-ce que le poète a voulu dire ? » Il y avait un seul sens possible, une seule signification. « Comment tu sais, toi, ce que le poète a voulu dire ? T’as parlé avec lui ? », je répondais dans ma tête sans oser affronter directement la figure d’autorité.
A chaque fois que j’ai essayé d’apporter ma propre interprétation à un texte, j’ai été taxée. J’avais une mauvaise note, qui était là pour me rappeler que je n’avais pas le droit à l’erreur, je n’avais pas le droit de penser librement, d’être authentique, de sortir du rang. Dix ans après la chute de Ceausescu on m’obligeait encore à demander une autorisation pour vivre.
A l’école, on était tous terrorisé par les profs qui entraient en classe et disaient : « Prenez une feuille blanche et écrivez… sur tel ou tel sujet. » C’était une manière de vérifier qu’on a bien appris la leçon. Ce contrôle pouvait survenir à n’importe quel moment. Il était là pour nous faire peur, pour nous surveiller, pour nous dominer. A chaque fois que j’attendais l’entrée du prof en classe, j’imaginais pour quelques secondes qu’il allait dire « Prenez une feuille blanche et écrivez ce qui vous passe par la tête ». Et pourtant je n’ai jamais osé le faire. Même seule, en tête-à-tête avec moi. Même dans la solitude de la feuille blanche, je ne me sentais libre et légitime de laisser sortir cette parole qui m’habitait. Comme si quelqu’un était en permanence derrière mon épaule pour surveiller ce que j’écrivais et pour punir ensuite tout abattement à la règle.
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Depuis l’enfance je me suis réfugiée dans un monde imaginaire pour résister, où je me racontais les histoires des gens que je croisais, où je fantasmais la vie qui me semblait interdite. Mais ce monde imaginaire était verrouillé, j’avais peur de laisser les autres y entrer. J’ai choisi de faire du théâtre pour pouvoir me cacher derrière les mots des autres, de trouver dans les phrases écrites par d’autres des résonances avec ce que je vivais intérieurement sans pouvoir le nommer. Sans pouvoir ou sans oser ?
Pendant longtemps j’ai cru que je ne pouvais pas écrire, que j’étais incapable de le faire. Mais j’ai découvert qu’en fait je n’osais pas le faire. J’étais devenue une sujette obéissante du système. J’attendais qu’on me donne l’autorisation de le faire. Sauf qu’aucun Etat qui sort de cinquante ans de dictature ne t’octroie ce droit. Surtout quand tu es une femme.
Ecrire est un acte de résistance. La littérature, le théâtre, le cinéma ont le pouvoir de changer l’imaginaire d’une société. Cela ne se fait pas du jour au lendemain, mais ça se fait dans le temps. Les révolutions ont commencé toujours par la parole. Et les pouvoirs totalitaires les savent. Ils ont peur des artistes qui osent parler librement. Alors ils les neutralisent, les censurent ou les mettent à la marge.
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Il m’a fallu arriver en France pour oser écrire. J’ai commencé à écrire pour comprendre qui j’étais véritablement, pour évacuer la colère.
Mais même loin je sentais toujours la présence de cette ombre qui lisait ce que j’écrivais. Alors j’ai commencé à écrire en français. Et c’est à ce moment-là que je me suis sentie enfin libre.
C’est à ce moment-là que j’ai osé enfin dire ce que je pensais, à me montrer au monde telle que j’étais vraiment. J’avais 26 ans et il m’a fallu ensuite plus de dix ans pour enfin commencer à écrire de temps en temps dans ma langue maternelle.
Assez vite j’ai commencé à pouvoir vivre de l’écriture. La France a un système de soutien des auteurs vivants assez solide, par des bourses, des résidences, des prix, des commandes d’écriture. Ils sont entourés par un réseau puissant de maisons d’édition, des librairies, des théâtres. Les droits des auteurs sont respectés, défendus, redistribués. C’est ça qui contribue à cette diversité foisonnante d’écrivains. Les auteurs roumains n’ont pas ce soutien public et ils ne sont pas les seuls au monde à ne pas l’avoir. Le système français et une exception et on doit le défendre corps et âme. Avoir du temps pour écrire est essentiel, ne pas être soumis aux règles capitalistes du marché pour survivre est indispensable pour garder sa liberté d’expression.
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J’écris tout ça car je sens de plus en plus la menace s’approcher. Les éditeurs et les librairies indépendants sont de plus en plus fragilisés, les aides publiques destinées aux auteurs vivants sont mises sous pression, les trois quarts du réseau sont entre les mains de cinq grands groupes. Dans un moment où l’idéologie de l’extrême droite s’infiltre partout à une vitesse effrayante, l’écriture reste un terrain de résistance, ce terrain est une zone prioritaire à défendre.
Pour qu’un jour quelque part en France, en Roumanie ou ailleurs des adolescents ne se retrouvent pas dans l’impossibilité d’écrire dans leur langue maternelle.
BIO EXPRESS
Autrice, metteure en scène et réalisatrice née en Roumanie, Alexandra Badea vit en France depuis 2003 et a choisi le français comme langue d’écriture. Lauréate du Grand Prix de littérature dramatique 2013 pour « Pulvérisés » (L’Arche, 2012) et du prix du Théâtre de l’Académie Française (2023), elle a écrit une vingtaine de pièces traduites et jouées à l’international, dont « Points de non-retour » (L’Arche, 2018-2021). Sa trilogie sur les récits manquants de l’Histoire de la France a marqué les scènes nationales et le Festival d’Avignon. Elle est également romancière avec « Zone d’amour prioritaire » (L’Arche, 2014) et « Tu marches au bord du monde » (Equateurs, 2022).
Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur
au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.

