En votant la « suspension » de la réforme des retraites de 2023, l’Assemblée a évité la censure du gouvernement Lecornu au prix d’une fracture à gauche et de tensions dans le bloc central. Le texte doit encore affronter un Sénat hostile, tandis que les partis affûtent déjà leurs scénarios de réforme en vue de la présidentielle de 2027.
Emmanuel Macron n’aura pas assisté depuis l’Elysée à la suspension par l’Assemblée nationale de la seule grande réforme de son quinquennat : la controversée réforme des retraites de 2023, imposée au forceps contre les syndicats unanimes et une majorité de Français dont des millions étaient descendus dans la rue. En déplacement à Toulouse pour un « face aux lecteurs » à La Dépêche et la présentation de la stratégie nationale spatiale, le chef de l’État n’a pu que faire le constat de ce recul, condition de la survie politique de Sébastien Lecornu.
Car la réforme emblématique était devenue une monnaie d’échange politique : en approuvant mercredi la « suspension » de la réforme maudite, l’Assemblée nationale a, en effet, sauvé le gouvernement Lecornu de la censure que lui promettait le Parti socialiste, mais sans clore le débat ni apporter de la clarté aux Français sur le devenir de notre système de retraites.
Une suspension qui fracture
Intégrée au budget de la Sécurité sociale, la mesure a été adoptée par 255 voix contre 146. Concrètement, l’article 45 suspend jusqu’en janvier 2028 la marche vers le départ en retraite à 64 ans et le relèvement du nombre de trimestres. La génération née en 1964 partirait à 62 ans et 9 mois, comme la précédente, avec 170 trimestres au lieu de 171. Sauf nouvelle réforme, la mécanique Borne reprendrait ensuite, avec un trimestre de décalage. Le gouvernement a par ailleurs élargi le périmètre pour inclure notamment les carrières longues, faisant grimper le coût de la suspension à 300 millions d’euros en 2026 et 1,9 milliard en 2027, selon l’exécutif.
Cette suspension voulue par le PS a fracturé la gauche. Le PS et les écologistes revendiquent une « victoire importante ». À l’inverse, LFI et le PCF dénoncent un simple « décalage ». Jérôme Guedj, chef de file des socialistes sur le PLFSS, fustigeait les Insoumis qui ont « une propension à toujours transformer les victoires en défaites, l’or en plomb ».
Le clivage traverse aussi le champ social : la CFDT voit dans ce vote un « premier coup d’arrêt » et appelle à soutenir la suspension, quand la CGT parle « d’enfumage » et insiste sur le fait que les 64 ans ne sont que repoussés d’une génération. Le patronat, par la voix du président du Medef Patrick Martin, a fustigé une « erreur fatale ». Pour autant, rien n’est acquis. La suspension doit maintenant affronter un Sénat décrit comme « terrain hostile »…
À chacun ses lignes rouges
Sur les bancs de l’Assemblé, la lisibilité n’était pas de mise. Renaissance, affaiblie par l’impopularité de la réforme lors des législatives post-dissolution, a choisi majoritairement l’abstention – un crève-cœur pour certains –, tout en défendant le principe d’un changement de système plutôt qu’un ajustement permanent des paramètres d’âge et de durée de cotisation. Le MoDem a assumé un vote favorable. Horizons, le parti d’Edouard Philippe, a rejeté une concession jugée dangereuse pour les finances publiques. LR, déjà très critique, voit dans cette suspension un leurre et appelle à « dire la vérité » sur l’équilibre financier et plaide pour rouvrir le débat sur la capitalisation et l’allongement de la durée d’activité.
La suspension de la réforme, si elle franchit les étapes parlementaires, ne réglera en revanche rien de la question centrale qui se pose à la France : quel système de retraite choisir capable de préserver notre modèle social tout en étant financièrement soutenable ?
Premières pistes pour 2027
Dans ce contexte incertain, la présidentielle de 2027 devient l’horizon de vérité alors que la majorité des pays européens ont augmenté l’âge de départ jusqu’à 70 ans au Danemark en 2040 ! Du côté présidentiel, Renaissance réfléchit à un changement plus systémique : un dispositif universel, plus lisible, avec un pilier de capitalisation, sans âge légal trop rigide, mais sans architecture définitive assumée publiquement à ce stade. Le PS et les écologistes se concentrent sur la défense du système par répartition et la relance d’un large dialogue social, sans annoncer un nouvel âge légal précis.
À l’autre bout du spectre, LFI et le PCF maintiennent leur cap : retour à 60 ans et rejet des réformes paramétriques jugées injustes. Le RN se pose en artisan d’une « abrogation » de la réforme à 64 ans, pour revenir à 62 ans. LR pousse à la fois une réflexion sur la capitalisation et sur l’allongement de la durée de travail, au nom de la sincérité budgétaire. Liot et une partie des centristes, enfin, ont soutenu la suspension au nom de la stabilité politique immédiate, tout en renvoyant les choix structurels à plus tard.
Derrière un compromis fragile arraché pour éviter la chute du gouvernement, on voit bien que le vote de mercredi n’a rien réglé, ni le financement, ni la philosophie du système. Les prétendants à l’Elysée en 2027 devront toutefois se garder de faire de la question des retraites l’unique sujet de la présidentielle alors que le monde est chamboulé par une nouvelle géopolitique, des guerres hybrides et informationnelles, l’intelligence artificielle et les rivalités commerciales. Autant de sujets abordés à Toulouse par Emmanuel Macron…

