L’administration Trump est en train de démanteler les nombreux acquis obtenus par les féministes au cours de la seconde moitié du XXe siècle, parmi lesquels la loi qui interdisait la discrimination à l’égard des femmes, leur ouvrant l’accès à l’éducation, à l’emploi et à la politique. Dès son premier jour au pouvoir, en janvier 2025, le nouveau président a publié un décret intitulé « Défendre les femmes contre l’extrémisme de l’idéologie du genre et rétablir la vérité biologique au sein du gouvernement fédéral ».
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Deux pages y sont consacrées à répéter le « fait » selon lequel la réalité de la différence des sexes est biologique ; puis sont énumérées les agences gouvernementales chargées de produire ce « fait » en normant les documents administratifs, par exemple. C’est l’aveu implicite que ce sont les lois, et non la « nature », qui rendent réelle la définition de la biologie selon Trump. Supprimer les programmes d’études sur le genre dans les universités est l’un des objectifs de ces lois.
Le libellé du décret présidentiel est sans équivoque : les femmes doivent être « défendues », et non pas considérées à égalité. Les personnes transgenres se voient refuser toute reconnaissance, car leur existence contredit l’idée d’une réalité biologique immuable des hommes et des femmes. Les femmes transgenres sont particulièrement visées, décrites comme des loups déguisés en agneaux, des prédatrices cherchant à s’introduire dans l’espace privé et intime des femmes, notamment dans les « refuges pour victimes de viols ».
Un décret présidentiel ultérieur a déclaré que la participation des hommes aux sports féminins constituait une violation du Titre IX, la loi de 1972 qui interdit la discrimination fondée sur le sexe – manière de nier l’existence des femmes transgenres. Le Titre IX est détourné de son objectif initial, qui était d’obtenir l’égalité pour les femmes, et utilisé pour substituer le déterminisme biologique à l’identité de genre.
Loi antidiscrimination dévoyée
Le Titre IX a été promulgué par le président Richard Nixon. Il stipule que « nulle personne aux Etats-Unis ne peut, en raison de son sexe, être exclue de la participation à un programme ou à une activité éducative bénéficiant d’une aide financière fédérale, se voir refuser les avantages de ce programme ou de cette activité, ou faire l’objet d’une discrimination dans le cadre de ce programme ou de cette activité ». Fruit de plusieurs années de campagne féministe acharnée, le Titre IX visait à compléter la loi sur les droits civils de 1964 qui interdisait la discrimination fondée sur la race et s’attaquait à la discrimination dans l’emploi.
Le Titre IX était initialement conçu pour garantir l’égalité d’accès des femmes à l’enseignement supérieur, tant pour les étudiantes que pour les membres du corps enseignant dans les établissements publics et privés ; sa définition de la discrimination s’est élargie au fil des ans pour inclure le harcèlement sexuel et les environnements hostiles. En 2024, l’administration Biden, en phase avec l’évolution des réalités sociales, a étendu les protections contre la discrimination pour inclure l’orientation sexuelle, l’identité de genre, la grossesse et le statut parental.
De façon systématique, l’administration Trump est en train de renverser la loi sur les droits civiques de 1964. Elle a transformé le Titre VI en une croisade contre un antisémitisme imaginaire attribué aux critiques d’Israël et a redéfini les efforts visant à protéger les droits des étudiants noirs et racisés contre les ravages du racisme comme une discrimination à l’égard des Blancs. Plus récemment, elle s’est emparée du Titre IX au nom de la « réalité biologique incontestable et immuable » des femmes, interprétant la discrimination non plus comme une question d’égalité d’accès ou d’environnements hostiles, mais comme une prétendue privation d’espaces privés et intimes (toilettes, douches, vestiaires, dortoirs) aux femmes biologiques. Les universités autorisant les femmes transgenres à intégrer les équipes sportives féminines et les établissements d’enseignement supérieur réservés aux femmes qui admettent les transgenres sont accusés de discriminer les « vraies » femmes, mettant en danger leur « dignité, leur sécurité et leur bien-être ». Un sénateur de Caroline du Nord a proposé un projet de loi qui fait écho au décret présidentiel de Trump ; il a défini le sexe biologique « au regard du potentiel ou de la capacité de reproduction ».
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En effet, cette nouvelle interprétation du Titre IX ne vise pas à mettre fin à la discrimination, mais à réduire les femmes à des corps biologiques reproducteurs ayant besoin de la protection de l’Etat. Ce n’est pas un hasard si les militants du mouvement MAGA ont fait du rôle des femmes en tant que mères un objectif prioritaire de leur politique : ce fut l’argument derrière la décision qui a annulé l’arrêt Roe v. Wade sur le droit à l’avortement ; c’est la raison pour laquelle la femme de J.D. Vance a renoncé à sa carrière ; et ce pourquoi certains républicains ont réclamé des primes pour les familles nombreuses. Pour les partisans de Trump, la discrimination sexuelle désigne tout ce qui remet en question leur définition biologique fondamentaliste, une définition qui avait été spécifiquement rejetée lorsque le Titre IX a été promulgué.
Le 8 mars 2025 à Los Angeles, lors d’une marche organisée pour la Journée internationale des Femmes, des manifestantes brandissent des pancartes appelant à lutter contre l’oppression, à défendre les droits reproductifs et les droits des femmes et des personnes LGBTQ+. DAVID PASHAEE / MIDDLE EAST IMAGES VIA AFP
Le sens originel du Titre IX remonte aux années 1970, lorsque l’arrêt Roe v. Wade et d’autres décisions judiciaires ont répondu aux contestations féministes de l’idée selon laquelle la biologie déterminerait la nature des femmes et donc leur capacité à pratiquer des sports de compétition, à enseigner à l’université, à exercer le droit ou la médecine, et à se présenter à des élections. La notion de « genre » a alors permis de montrer les différentes manières dont les cultures et les sociétés attribuent une signification à la biologie. L’objectif était d’empêcher les références à la biologie – en particulier à la fonction reproductive des femmes – pour justifier des limites à leurs rôles sociaux mais aussi à leurs pratiques sexuelles. Au fil des ans, les protections contre la discrimination sexuelle prévues par le Titre IX ont été étendues. A la lumière de décennies de recherches scientifiques, médicales, psychologiques sur le genre (c’est-à-dire les significations attribuées aux corps sexués), le sexe et le genre sont devenus synonymes dans l’application du Titre IX.
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Aujourd’hui, incroyable retournement, c’est le dirigeant autoritaire – lui-même condamné pour comportements prédateurs envers les femmes – qui se pose en protecteur du sexe faible. Un phénomène minoritaire – quelques femmes transgenres autorisées à jouer dans des équipes sportives féminines – a été amplifié au point d’être présenté comme une menace existentielle pour la « vérité », pour les « vraies » femmes, pour « la » famille et pour l’ordre social tout entier. Le décret présidentiel précise qu’une conception figée de la différence sexuelle, comprise non pas comme une égalité mais comme une hiérarchie (les femmes ayant besoin d’être protégées des hommes plus puissants), est cruciale à l’organisation sociale et politique. Le décret présidentiel le dit clairement : « L’effacement du sexe dans le langage et les politiques a un effet corrosif non seulement sur les femmes, mais aussi sur la validité de l’ensemble du système américain. »
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Une plainte déposée par une organisation appelée Defending Education contre le Smith College (un établissement réservé aux femmes) pour avoir violé son engagement en faveur d’une éducation non mixte en admettant des femmes transgenres illustre à quel point le sens du Titre IX a été déformé. La discrimination est alléguée parce que les femmes transgenres prendraient la place de vraies femmes – cet argument s’apparente à celui selon lequel l’admission d’étudiants issus de minorités au nom de l’équité et de l’inclusion constitue une discrimination à l’égard des Blancs. Personne au Smith College ne s’est plaint. Mais Defending Education se présente comme une « tierce partie intéressée composée de parents et d’étudiants de tout le pays ». Soutenus par la Fondation Koch et d’autres fondations de droite, ses représentants affirment que le Titre IX a été conçu pour « protéger les espaces non mixtes », alors qu’en réalité, cela ne figure nulle part dans ses objectifs. C’est comme si la protection contre les prédateurs sexuels (le harcèlement sexuel par les hommes) et la préservation d’espaces séparés pour les femmes étaient les seuls objectifs de la loi, alors qu’en vérité, le Titre IX visait à supprimer les obstacles à l’éducation des femmes, notamment les définitions biologiques qui leur refusaient l’égalité de traitement en raison de leur biologie.
Le règne viriliste du « père primitif »
Le décret présidentiel de Trump fait écho aux mesures prises par d’autres dirigeants autoritaires (en Hongrie, en Russie, en Inde, en Turquie), qui ont supprimé les études sur le genre des programmes universitaires et ont attaqué la soi-disant « théorie du genre » comme étant dangereuse pour l’ordre social patriarcal qu’ils veulent (ré) imposer. Qu’est-ce qui motive cette détermination à renverser plus de cinquante ans d’études et d’enseignement féministes ?
Il y a plusieurs raisons à cela, la principale étant l’investissement psychique du dirigeant dans l’hypermasculinité. Celui-ci promet de rétablir la famille nucléaire hétérosexuelle comme garantie de stabilité et de sécurité – cette famille est bien sûr un fantasme, comme le montrent clairement les statistiques sur le divorce et la violence domestique. Au cœur du fantasme de la famille patriarcale se trouve l’autorité du père, considéré comme étant la source de soutien et de protection pour ses proches. En tant que modèle politique, le dirigeant assume cette position, mais il est dépeint comme superpuissant – Freud l’appelle le « père primitif », dont la virilité est le signe de sa force extraordinaire. Son pouvoir réside non seulement dans sa capacité à procurer du plaisir à ses partisans (en mettant fin aux réglementations restrictives, illustrant l’excès libidinal), mais aussi dans sa capacité à contrer par sa force la faiblesse qui menace de saper l’ordre social.
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La philosophe slovène Alenka Zupancic suggère que la faiblesse est représentée comme une castration (pas littéralement, mais comme une impuissance sexualisée) et incarnée par les immigrants et les personnes transgenres – ainsi que, pour Trump, par les manifestants et les démocrates – qui doivent être contenus ou éliminés de peur qu’ils ne contaminent le reste d’entre nous. La faiblesse est contagieuse ; lorsqu’elle est imaginée comme une castration, elle est comprise comme la perte de la possibilité de plaisir. La contagion fonctionne dans ce cas comme une logique paranoïaque : « ils » nous priveront du plaisir qui « nous » revient de droit. Le dirigeant démontre son pouvoir en promettant littéralement de contenir la contagion en éliminant les faibles ; ses partisans tirent un plaisir pervers de la cruauté dont lui (et eux) font preuve dans ce processus. Je me suis longtemps interrogée sur la joie que les acteurs de MAGA semblent tirer de leurs mesures les plus cruelles et sur leur besoin de les afficher publiquement. Zupancic apporte un éclairage sur ce lien. Même la brutalité des raids de l’ICE (l’agence fédérale chargée du contrôle de l’immigration), l’occupation de villes comme Washington DC et le refus de soigner les personnes transgenres ont une dimension hautement sexualisée – après tout, la brutalité est un signe de puissance masculine.
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En Occident du moins, l’étalage excessif de prouesses sexuelles est la force motrice qui justifie le pouvoir extraordinaire que s’arroge le dirigeant autoritaire. Mais l’affirmation apparente de la singularité de cet homme alimente en réalité un fantasme masculin collectif : l’identification que les hommes projettent sur lui est à l’origine de l’attrait libidinal de ces dirigeants. Ces derniers incarnent la réalisation du fantasme de leurs partisans d’une masculinité restaurée, la promesse de leur rendre un ordre social, politique et économique perdu ou menacé, fondé sur la hiérarchie raciale et sexuelle. Ecoutons le sénateur républicain Josh Hawley, cherchant à réfuter l’émasculation de « l’homme américain ». Les libéraux, a-t-il déclaré lors de la Conférence nationale conservatrice en 2021, tentent de « nous offrir un monde au-delà des hommes » dans le cadre de leur projet de « déconstruire l’Amérique ». « La gauche veut définir la masculinité traditionnelle comme toxique. Elle veut définir les vertus masculines traditionnelles – comme le courage, l’indépendance et l’assurance – comme un danger pour la société. » Aux yeux de Hawley, l’avenir de la société américaine repose sur la protection de cette version de la masculinité.
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Je suggère qu’en cette période de crise néolibérale du capitalisme mondial (inégalités économiques extrêmes au sein des nations et entre elles, déplacements et transferts massifs de populations, guerres sans fin, dettes insurmontables…), ceux qui cherchent à stabiliser (voire à incarner) l’autorité politique font de la certitude de la différence sexuelle – la réalité biologique immuable des hommes et des femmes et la puissance supérieure des hommes sur les femmes – la pierre angulaire de leur discours. Dans ce contexte, l’historicisation et la dénaturalisation du genre par le féminisme sont à juste titre considérées comme une force dangereuse et déstabilisatrice qui doit être combattue à tout prix. D’où le retour de bâton.
Ne rien céder au backlash
La réaction hostile à l’égard des programmes d’études sur les femmes et le genre est un refus de la production de connaissances critiques. Dans la mesure où ces programmes visent à mettre fin à la discrimination fondée sur la réglementation normative du sexe et des sexualités, ils cherchent à produire des connaissances dans le but de provoquer un changement social. Un tel changement est un anathème pour les mouvements conservateurs et de droite qui approuvent et tirent profit de ce qu’ils considèrent comme des hiérarchies naturelles et immuables de l’organisation sociale et politique.
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Etant donné que la famille nucléaire patriarcale sert de modèle à ces hiérarchies, le maintien de son statut « naturel » revêt une importance particulière pour ces groupes. Les enseignements féministes sur la fluidité, l’incertitude et la variabilité du genre constituent une alternative importante à cette idéologie. Les attaques contre la théorie du genre et les programmes d’études sur le genre montrent à quel point le travail féministe est dangereux pour les ambitions des autoritaires et de leurs partisans. Ce backlash est effrayant, mais aussi, d’une certaine manière, encourageant. Il nous montre à quel point notre travail d’historicisation et de dénaturalisation des normes de genre représente un défi pour les ennemis de la démocratie et du changement social, et combien il est important de maintenir ce défi : continuer à penser, à écrire et à enseigner, partout où nous le pouvons, les choses qui font trembler ces tyrans, à défaut de les faire tomber.
◗ Texte recueilli et traduit par Marie Lemonnier.
Cet article est une carte blanche, rédigée par un auteur extérieur
au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.

