Un policier brésilien face à deux habitants de la favela de La Penha à Rio de Janeiro, le 28 octobre MAURO PIMENTEL / AFP
Il est un peu plus de cinq heures du matin, et déjà le vrombissement des hélicoptères déchire le ciel gris de la zone nord de Rio. Dans les ruelles étroites du « Complexo do Alemἅo » et de « la Penha », les chiens aboient, les rideaux se ferment en toute hâte, les femmes ramassent leurs enfants pour les plaquer contre les murs. On attend les pales, puis les détonations : longues rafales, éclats secs, silence, puis à nouveau la guerre.
Ce mardi 28 octobre 2025 restera la mémoire du Brésil comme le jour le plus sanglant de Rio depuis des décennies. Ce matin, près de 2 500 hommes des forces de sécurité de l’État de Rio de Janeiro ont lancé une opération massive présentée comme un coup d’État décisif contre le Comando Vermelho, le plus ancien et le plus puissant de la ville. Officiellement, il s’agissait de « reprendre » les territoires contrôlés par les trafiquants et d’en finir avec ce que le gouverneur Cláudio Castro a qualifié de « narcoterrorisme ». Dans les faits, l’intervention s’est transformée en cauchemar. Le plan avait été préparé pendant des semaines. L’État-major avait baptisé l’action « Operaçἅo Confinamento ». Les favelas visées : Penha et Alemἅo, des labyrinthes d’immeubles aux façades écroulées, perchés sur les collines du nord, où vivent plus de 300 000 personnes. Les forces mobilisées : police militaire, bataillons d’intervention, blindés, drones, hélicoptères, appuyés par l’armée fédérale. L’ordre : « neutraliser les hauts commandements » du Comando Vermelho, responsables d’une série d’attaques récentes contre des postes de police et de bus.
« Ils tiraient sur tout ce qui bouge »
À 5h12 selon les enregistrements radio publiés ensuite par le quotidien « Folha de Sἅo Paulo », les premiers tirs éclatent à Penha. En vingt minutes, la zone entière se transforme en champ de bataille. Des vidéos tournées par des habitants montrent des hélicoptères mitraillant les toits, des blindés avançant dans les ruelles, des policiers courant dans un brouillard de poussière et de fumée. « On n’avait jamais vu ça, raconte un commerçant, la voix tremblante. Ils tiraient sur tout ce qui bougeait. »
Les autorités ont d’abord parlé de 64 morts. Puis, à mesure que les heures passaient, le bilan s’est alourdi : plus de 130 personnes auraient été tuées, selon le bureau du défenseur public de l’État de Rio. Parmi elles, quatre policiers, de jeunes recrues de vingt-trois ans ou vingt-quatre ans, qui ne faisaient même pas partie des unités d’élite habituellement déployées pour ce type d’intervention. Leurs familles disent avoir été « jetées dans la gueule du loup » sans préparation suffisante.
Les images publiées sur les réseaux sociaux montrent des corps allongés sur le bitume, des flaques sombres sous la lumière des néons, des habitants criant qu’on les laisse passer pour récupérer un frère, un voisin. Le défenseur public général Joỡa Paes Neto de l’État de Rio parle de « scènes de massacre ». Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a demandé une enquête « indépendante et transparente ». Mais Cláudio Castro, gouverneur de droite de l’État de Rio réélu en 2022 avec le soutien de l’aile de l’ex-président Jair Bolsonaro, assume : « Nous avons neutralisé des terroristes. L’État ne reculera plus devant le crime », a-t-il déclaré en conférence de presse, le visage grave, sans un mot pour les victimes civiles. Les chiffres varient selon les sources : 132 morts selon le défenseur public, 81 personnes arrêtées dont plusieurs mineurs, 42 armes lourdes saisies, principalement des fusils AR – 15 et AK-47, 4 policiers tués, 18 blessés.
Les corps des victimes allongés au sol au lendemain de l’opération policière, le 29 octobre à Rio de Janeiro PABLO PORCIUNCULA / AFP
Pendant son allocution télévisée, les habitants de la zone nord restaient terrés, les écoles fermées, les transports à l’arrêt, les hôpitaux manquaient de sang. Dans les ruelles du Morro (de la colline) do Adeus, des familles ont passé vingt-quatre heures allongées sur le sol, fenêtres barricadées. « J’ai entendu des cris, j’ai vu les enfants pleurer, dit une infirmière rencontrée à l’entrée de l’église. Ce n’étaient pas des trafiquants. C’étaient des gens comme nous. »
Indignation internationale
Rio, cette ville à la beauté fatale, semblait soudain redevenue une zone de guerre. Les hélicoptères tournaient encore la nuit suivante. Sur la colline, les incendies se succédaient. Au petit matin, les services municipaux ramassaient dans les ruelles des corps anonymes Beaucoup n’ont pas encore été identifiés.
Depuis plusieurs années, Cláudio Castro fait de la sécurité son cheval de bataille. Inspiré par la rhétorique de Jair Bolsonaro, il prône la « tolérance zéro » et encourage des opérations policières spectaculaires, souvent menées sans coordination fédérale. En 2021, l’opération de « Jacarezinho », qui est l’une des plus grandes favelas de Rio, avait déjà fait 28 morts, suscitant une vague d’indignation internationale. Castro avait alors parlé d’un « succès ». Cette fois, il a promis que le Comando Vermelho serait anéanti. Mais selon les enquêteurs indépendants, aucun des grands chefs du gang n’a été capturé ni tué. Les morts sont surtout des jeunes hommes des favelas, comme Lucas garagiste et sans casier judiciaire.
Le gouverneur et les unités d’élite de la Polícia militar : de beaux parleurs qui préfèrent avoir sur la conscience la mort de plusieurs innocents, pour ne pas prendre le risque d’affaiblir leur image de puissant. Le président de la République fédérative du Brésil, Luiz Inácio Lula da Silva, a rapidement réagi depuis Brasília :
« La guerre contre la drogue ne peut pas être une guerre contre les pauvres. »
Il a dénoncé une opération « hors de tout contrôle » et demandé un rapport complet au ministère de la justice. Entre le gouvernement fédéral de gauche et le gouverneur de droite, la fracture s’est immédiatement creusée : deux visions du Brésil, deux manières de concevoir l’ordre et la paix
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Le Commando Vermelho, né dans les années 1970 au sein des prisons de Rio, contrôle aujourd’hui une partie de trafics de drogue de la ville, en concurrence avec le Terceiro comando Puro et des milices paramilitaires composées d’anciens policiers. Les opérations policières massives sont devenues un rituel : un coup d’éclat, une pluie de balles, puis le silence.
Une ville en deuil
Quelques jours plus tard, les gangs reprennent le terrain perdu. « On tue les soldats, jamais les généraux », explique un sociologue, donner son nom de l’Université fédérale de Rio. Les réseaux se recomposent, les familles pleurent, la ville s’enfonce un peu plus dans le deuil. Pour Amnesty internationale, il s’agit « d’une des opérations les plus meurtrières jamais menées dans une zone urbaine du continent ». Des vidéos montrent des policiers tirant sur des maisons sans visibilité, d’autres fouillant des cadavres à même la rue. Les corps ont été chargés dans des camions avant d’être transportés dans les morgues de la capitale. À ce jour, le gouvernement de l’État n’a pas publié la liste complète des victimes.
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Les Favelas de Penha de Alemaõ ne sont pas de simples poches de pauvreté, ce sont des villes dans la ville, des mondes où l’État apparaît surtout sous sa forme répressive. Les habitants y vivent avec un sentiment d’abandon et de résignation : « On nous dit que c’est pour notre sécurité, mais on ne voit jamais la police quand on a besoin d’elle. Seulement quand elle vient tirer », dit l’un d’eux. À Rio, la violence policière est devenue un marqueur politique. Les opérations massives rassurent une partie de la classe moyenne et des électeurs conservateurs, mais elles alimentent aussi la méfiance, la colère, et la peur dans les quartiers populaires. Un jeune pasteur évangélique résume le sentiment général : « Ici, personne ne croit à la justice. On croit seulement qu’un jour, ce sera notre tour. »
À Brasília, Lula tente de maintenir un fragile équilibre entre la sécurité et les droits humains. Le président, revenu au pouvoir en 2023, a promis de « réhumaniser » la politique brésilienne après les années Bolsonaro. Mais, face à Rio, il marche sur un fil. Une enquête fédérale a été annoncée : le ministre de la justice, Flávio Dino, a évoqué de « graves indices d’exécutions judiciaires ». La droite, de son côté, dénonce « une ingérence » et défend « le courage » des forces de l’ordre. Dans les studios de télévision, Cláudio Castro répète qu’il a « fait ce que tout gouverneur responsable doit faire ». Et dans les favelas, les enterrements se succèdent. Les cercueils sont portés par des adolescents, les fleurs fanent sous la chaleur, et les journalistes comptent les morts.
Des voitures brûlées au milieu du quartier de la Penha, le 28 octobre MAURO PIMENTEL / AFP
Ce que cette opération relève, par-delà le drame, c’est la fracture profonde du Brésil : un pays où la peur est devenue un argument politique. Les électeurs de droite applaudissent la fermeté ; ceux de gauche dénoncent un massacre. Entre les deux, la majorité des Brésiliens oscillent entre désespoir et fatigue. Le Brésil a longtemps voulu croire qu’il était ce cordial pays du football, de la musique et de la fête. Mais à Rio, la guerre est devenue quotidienne, sans qu’on sache quand on en verra la fin.
Défaite collective
Les experts s’accordent à dire que les politiques de sécurité centrées sur la répression n’ont jamais réduit durablement le crime. Chaque opération spectaculaire est suivie d’une recrudescence des violences, d’une recomposition des gangs d’un cycle de fin. « On dit parfois que les morts de Rio n’ont pas de nom, qu’ils sont trop nombreux pour qu’on les compte. Je pense aujourd’hui à Lucas âgé de 17 ans, passionné par son futur métier de garagiste, commente un journaliste à TV Globo (Chaîne télévision nationale au Brésil). À ces femmes qui au petit matin, se jettent à genoux sur le bitume pour reconnaître un corps, à ces enfants qui grandissent avec la peur du prochain tir. Et je me demande : combien faudra-t-il encore de “victoires” comme celle-ci avant qu’on appelle cela par son vrai nom, une défaite collective ? »
À Rio de Janeiro, l’aube est retombée sur la colline, O Morro. Les hélicoptères se sont tus. Mais la ville entière garde le goût du sang dans la gorge.
◗ Sources : Folha de Sἅo Paulo, O Globo, G1 noticias, Amnesty international, ONU (Haut-Commissariat aux droits de l’homme), HRW (Human rights Watch.)
Bio express : Nathalie Maranelli
Née à Paris en 1971 d’une mère brésilienne et d’un père français, arrière-petite-fille d’un chamane chef de tribu, Nathalie Maranelli vit à Paris. Elle est l’auteure d’un premier roman, « De miel et de saké » (Éditions Lazare et Capucine), et d’un récit autobiographique, « Parfums d’infancia » (Éditions L’Harmattan), de « L’enfant de Rio » (Éditions Lazare et Capucine) et de « Works songs d’une romancière voyageuse » ((Éditions Lazare et Capucine)
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