En juin, la Russie a battu un record mondial avec 655 interruptions de l’accès à Internet mobile. Officiellement, ces coupures sont justifiées par la menace que représentent les drones ukrainiens. Mais elles s’inscrivent plus largement dans une stratégie du Kremlin visant à resserrer son contrôle sur l’espace numérique.
À Voronej, dans le sud-ouest du pays, la vie quotidienne se complique. Dans une station-service, une caissière avertit : « Paiement uniquement en liquide ! Internet est coupé depuis ce matin, et toujours rien. » Sans GPS, les automobilistes se débrouillent comme ils peuvent. « Il peut s’éteindre à tout moment. Franchement, j’envisage d’acheter un atlas papier », confie un jeune conducteur.
Les conséquences dépassent les simples désagréments. Ambulances, police et pompiers voient parfois leur coordination entravée, notamment dans les zones où les communications radio sont limitées. Certains tentent d’inventer des solutions alternatives. Faute d’applications de VTC, des chauffeurs de taxi reprennent des méthodes artisanales. « Moi, j’ai écrit ‘Libre’sur une feuille que je colle sur le pare-brise. Quand Internet saute, je me balade dans la ville où je stationne là où il y a du passage », explique l’un d’eux.
Ces interruptions bouleversent aussi les usages numériques. Marina Sokolova, employée d’une banque à Voronej, raconte : « J’ai oublié ce que ça faisait d’avoir un téléphone toujours connecté. Sans Internet, mon smartphone devient une brique : plus de musique, plus de services publics, plus de paiements. On croyait vivre dans un pays moderne… Une seule coupure suffit pour faire tomber l’illusion. »
Une messagerie russe
Le phénomène s’étend à tout le pays. Le projet Na Sviazi, mené avec la Société pour la protection d’internet, a recensé en juin pas moins de 655 coupures d’accès mobile et fixe, soit dix fois plus qu’en mai. La seule journée du 30 juin, 50 régions ont signalé des interruptions. La Russie devance désormais l’Inde, la Birmanie ou le Pakistan.

Pour limiter l’impact sur la population, le Kremlin propose la mise en place de « listes blanches » : une dizaine de sites et services resteraient accessibles. Ces sites incluraient les plateformes gouvernementales comme Gosuslugi, les services bancaires, les canaux d’alerte d’urgence, ainsi que Max, la messagerie développée par le Kremlin pour remplacer WhatsApp et Telegram, encore largement utilisés mais non contrôlés par l’État. Cette semaine, Roskomnadzor, le régulateur des télécommunications, a commencé à restreindre partiellement les appels sur ces deux applications occidentales, première étape vers une migration forcée vers des alternatives nationales.
“Un outil de notation sociale”
Mais ce projet d’ « indépendance numérique » suscite de fortes inquiétudes. Sarkis Darbinyan, cofondateur de l’organisation Roskomsvoboda, qui milite pour la liberté d’expression en ligne, redoute une surveillance accrue : « Il est évident que cette messagerie respectera à la lettre les exigences du gouvernement : elle enregistrera les appels, les messages, tout le trafic des utilisateurs russes, et remettra ces données aux services de l’État sur simple demande. Bien sûr, cela inquiète les Russes. Et ce n’est peut-être qu’un début. Il n’est pas exclu que l’État, à l’image de la Chine, transforme un jour cette messagerie en outil de notation sociale, pour suivre et évaluer les comportements citoyens. »