Dimanche 9 novembre 2025, c’est « en réaction à la polémique » que l’administrateur du Collège de France annule le colloque Palestine et Europe des 13 et 14 novembre organisé par Henry Laurens, savant titulaire de la chaire « Histoire du monde arabe ». Le communiqué rappelle pourtant que « chaque professeur organise librement ses enseignements, cours, séminaires et colloques, dans le respect des libertés académiques ». C’est donc au nom de la sécurité et de l’ordre public qu’il justifie l’annulation.
En 2019, un colloque qui s’est tenu à l’EHESS sur « La nouvelle école polonaise d’histoire de la Shoah » avait été en butte aux attaques de nationalistes, hostiles à cette reconnaissance historiographique de l’antisémitisme en Pologne, avec l’indulgence complice des autorités de ce pays. Aurait-il fallu annuler ce colloque, pour éviter des troubles à l’ordre public ? Ou au contraire, doit-on savoir résister à de telles pressions sociales et politiques ?
Pour sa part, le ministre de l’Enseignement supérieur, Philippe Baptiste, qui salue cette « décision responsable », explique que « défendre la liberté académique, c’est défendre un débat libre, respectueux et pluriel ». Comme, selon lui, le colloque « risquait fort de ne pas réunir ces conditions », il revendique d’avoir pesé sur la décision : « C’est le message que j’ai porté auprès de l’administrateur du Collège de France au cours des derniers jours. » Lui-même cédait aux pressions de la Licra qui dénonçait par avance une « foire antisioniste » pour « défend[re] les libertés académiques bafouées par les organisateurs de ce meeting ».
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Or les libertés académiques visent à garantir l’indépendance des savoirs à l’égard des pouvoirs. Ce n’est ni à un ministre ni à une association d’évaluer la légitimité scientifique d’un colloque : cela relève du jugement des pairs. Le Conseil constitutionnel posait ce principe fondamental en 1984 : « Par leur nature même, les fonctions d’enseignement et de recherche demandent que la libre expression et l’indépendance des personnels soient garanties. » Ces libertés sont, non pas un privilège corporatiste, mais la condition de possibilité d’une recherche libre. On voit d’ailleurs comment le régime trumpiste s’acharne contre ce pilier de l’Etat de droit : la dénonciation de la « cancel culture » de gauche (« On ne peut plus rien dire ») préparait en fait le retour d’un maccarthysme de droite (« Taisez-vous ! »).
En France comme aux Etats-Unis, la culture de l’annulation, ce serait donc aujourd’hui la liberté ? Ce renversement rhétorique digne d’Orwell joue d’une double confusion. La première brouille la distinction entre liberté d’expression et libertés académiques. Un colloque scientifique, ce n’est pas un débat médiatique. Il n’a pas pour vocation de refléter la diversité des opinions, mais d’établir rigoureusement des faits empiriques et de confronter des élaborations théoriques. Imposer un « pluralisme idéologique » à la recherche reviendrait à confondre un laboratoire avec un plateau télé. Faudrait-il demain, aux côtés des climatologues ou des microbiologistes, inviter dans les colloques climatosceptiques ou antivax ? La science ne se construit pas par la confrontation d’opinions adverses sur le « marché des idées », mais par une recherche de vérité fondée sur la compétence et la méthode, soumises à la validation collective.
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La deuxième confusion porte sur le principe de neutralité, souvent invoqué pour imposer aux chercheurs une absence de position – exigence à la fois impossible et contraire à l’esprit même de la recherche. En annulant le colloque, le Collège de France a tenu à « rappeler la stricte neutralité de l’établissement ». Mais la neutralité de l’institution n’est pas celle de ses professeurs : elle est la condition et non la limite de leur liberté de recherche. Exiger des enseignant·es-chercheur·es qu’ils et elles soient neutres dans leurs analyses, ce serait nier cette liberté. Max Weber lui-même n’a jamais préconisé la neutralité : si l’anarchiste peut faire un excellent professeur de droit, explique-t-il, c’est que sa critique de l’Etat lui donne une sorte de levier d’Archimède pour remettre en cause les évidences partagées de la profession.
Ce qui définit la scientificité, ce n’est pas la neutralité, ni le pluralisme. C’est une exigence d’objectivité, soit un effort fondé sur des méthodes et des positionnements assumés, pour comprendre le monde et, à partir de cette compréhension, contribuer à le transformer. Car l’objectivité, ce n’est pas le « point de vue de Dieu » : comme l’ont montré les épistémologies féministes, notamment avec Sandra Harding et Donna Haraway, la science est toujours produite depuis une position située. Reconnaître cette inscription sociale et historique ne revient pas à céder au relativisme (« à chacun sa vérité », et « que le meilleur gagne »), mais à affirmer une objectivité forte, consciente de ses conditions de production et capable, pour cette raison même, de produire des connaissances plus fiables.
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Les études de genre nous apprennent combien la neutralité affichée peut servir à délégitimer certaines recherches. Le Collège de France a montré qu’il pouvait résister à cette illusion, en organisant un colloque dont il vient de publier les actes sur « Genre et sciences ». Cette reconnaissance d’un champ issu des mouvements féministes intervient au moment où, partout dans le monde, la « théorie du genre » est accusée d’être trop politique. On ne peut plus l’ignorer : invoquer la neutralité n’est jamais neutre. C’est une manière de neutraliser – c’est-à-dire de réduire au silence – et d’autant plus efficacement quand on le fait au nom même de la liberté.
BIO EXPRESS
Eric Fassin et Caroline Ibos sont professeurs de sociologie et d’études de genre à l’université Paris-8 (laboratoire Sophiapol). Ils viennent de publier l’ouvrage « la Savante et le politique. Ce que le féminisme fait aux sciences sociales », aux Presses universitaires de France (PUF, 2025).
Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur
au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.

