Les scandales récents autour du géant chinois de l’e-commerce Shein ont, à juste titre, frappé les esprits. Ils ne doivent pas être l’arbre qui cache la forêt de ceux qui, chaque jour, ont lieu tout au long de chaînes de production mondialisées. Derrière l’indécence de la marque emblématique de l’ultra-fashion, il existe une réalité plus structurelle, celle d’un commerce planétaire « sans foi ni loi », où les droits humains et l’environnement sont souvent les variables d’ajustement d’une économie dans laquelle les marchandises comme les êtres humains sont « jetables ».
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Décryptage
Shein au BHV : ce qu’il faut savoir pour se faire son avis
En 2013, l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh, et les corps sans vie de plus de mille ouvrières et ouvriers du textile, a provoqué une prise de conscience salutaire : les étiquettes de grandes marques occidentales retrouvées dans les décombres exposaient au grand jour les conditions de fabrication de nos vêtements à l’autre bout du monde.
Cette irresponsabilité des donneurs d’ordre était permise par le voile juridique qui les sépare de leurs filiales et sous-traitants. En 2017, grâce à une mobilisation inédite des syndicats, des ONG et du Parlement, une France pionnière a levé ce voile hypocrite. La loi sur le « devoir de vigilance » oblige les grandes entreprises à prévenir – au-delà de nos frontières – les atteintes graves aux droits humains et à l’environnement.
Sauver l’essentiel
Cette loi a inspiré la directive européenne « CS3D » sur le devoir de vigilance, adoptée en 2024, et créé un cadre commun de responsabilité pour les multinationales. Elle a enclenché un processus de fond, ici pour éviter un écocide, là pour en finir avec le travail des enfants. Pour l’Union européenne, cette révolution juridique est une affirmation de ses valeurs éthiques dans la mondialisation : la dignité de la personne humaine et la protection de notre maison commune. C’est également un bouclier économique, pour défendre notre souveraineté industrielle et agricole face à des compétiteurs, qui ne respectent pas les lignes directrices de l’Organisation des Nations unies.
Mais, avant même d’avoir pu entrer en application, cette directive est en danger. En février, sous la pression de l’extrême droite, de BusinessEurope (une confédération patronale européenne), du président américain, Donald Trump, et du Quatar au nom notamment de ses intérêts pétroliers, la Commission européenne a présenté la proposition « Omnibus I ». Cette dernière affaiblit profondément les trois textes clés du Pacte vert – dont la directive sur le devoir de vigilance.
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Tribune
« L’Europe doit faire face aux empires sans en devenir un »
Le 22 octobre, le Parlement européen a rejeté un compromis au rabais sur ce recul. Une nouvelle phase de négociation s’est ouverte et un vote décisif est prévu le jeudi 13 novembre. Un accord entre la droite et l’extrême droite signerait la fin de cette espérance. Une coalition large, de la droite au centre et à la gauche, peut sauver l’essentiel : un périmètre pertinent des entreprises visées, une prise en compte des filiales et des sous-traitants concernés et un régime de responsabilité civile harmonisé mettant fin à l’impunité, garantissant l’accès à la justice et la réparation aux victimes.
Jeudi, l’Europe doit choisir entre deux directions. La première est une voie sans issue : face aux empires, elle capitule, renonce à ses valeurs pour entrer dans une compétition que nous savons vaine. La seconde ouvre la voie à une « nouvelle entreprise européenne » fondée sur l’éthique, sur l’harmonisation des droits nationaux trop fragmentés et une distinction du libéralisme anglo-saxon comme du capitalisme d’Etat asiatique.
Les arguments des partisans de ce qui serait une grande régression du droit et de justice sont les mêmes que ceux qui au XIXe siècle ont retardé l’abolition de l’esclavage. L’heure est venue pour chacun de choisir la trace qu’il laissera dans l’Histoire car, pour reprendre les mots de Victor Hugo : « Il n’est rien au monde d’aussi puissant qu’une idée dont l’heure est venue. »
L’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises en 1848. François-Auguste Biard, huile sur toile, château de Versailles, 1848. CC
Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur
au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.

