La guerre a commencé au Soudan en 1955, c’est-à-dire huit ans avant ma naissance. Elle ne se déroulait pas bien loin de notre ville, de notre quartier, de notre maison même. En réalité, elle se trouvait au sein de chaque famille modeste, comme la nôtre. Les soldats, qui constituent le combustible de la guerre, étaient nos frères, les fils des voisins, et leurs pères, et même mes amis encore jeunes.
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C’est à cette époque que j’ai vécu un choc qui m’accompagnera toute la vie : lorsque j’ai appris la mort de mon ami d’enfance, Toto Kuwa, qui n’avait même pas 15 ans quand il fut enrôlé dans l’armée. C’était encore un enfant, pourtant il fut envoyé combattre les rebelles dans les monts Nouba, la région d’origine de sa famille. Cette dernière avait fui une mort certaine. Le gouvernement central l’avait réquisitionné pour aller combattre les rebelles, qui appartenaient à sa propre famille, c’était comme lui demander de tirer sur lui-même. C’est à lui que j’ai voué mon premier roman, intitulé « le Mari de la femme de plomb et sa jolie fille » (non traduit en français). Depuis lors, la guerre est devenue le sujet central de mes romans et de mes nouvelles, de tous mes textes.
En réalité, la guerre n’a jamais cessé durant toutes ces années, à part quelques trêves assez courtes avant de reprendre de plus belle sa moisson des âmes. C’est pourquoi la guerre du 15 avril 2023 n’a surpris personne. Ce n’était que l’une des nombreuses guerres que les politiciens et les militaires ont déclenchés ; eux qui sont au centre mais déclenchent la guerre dans la périphérie ; eux qui s’en sortent à chaque fois. La guerre malgré sa longévité n’a jamais emporté aucun de ces politiciens célèbres ou de ces généraux-dictateurs. Ses victimes sont toujours les simples soldats, les citoyens et la nature.
L’écrivain soudanais Abdelaziz Baraka Sakin, exilé en Autriche. PATRICE NORMAND/EDITIONS ZULMA
Pour la première fois, la guerre rôde dans la capitale, Khartoum, et dans les villes moyennes. C’est pourquoi on en parle maintenant à l’étranger car c’est dans la capitale que se trouvent les missions internationales, les musées, les banques, les capitaux des politiciens. Bref c’est là que sont les intérêts.
Cette guerre se déroule en même temps dans mon esprit
La guerre du 15 avril s’est aussi distinguée des autres par l’intrusion des médias digitaux : la violence s’y exprime comme dans la réalité. La propagande et la guerre psychologique ont joué un grand rôle pour terroriser les citoyens. Les Janjawids, cette milice qui commet des crimes de guerre avec l’appui d’un Etat arabe – il vaut mieux ne pas le citer ici –, se filment tandis qu’ils assassinent sauvagement des civils. Puis ils les montrent sur les réseaux, qui sont soutenus par ceux qui dirigent cette guerre depuis l’extérieur du Soudan comme de l’intérieur.
Personnellement, je suis incapable de regarder l’une de ces vidéos en entier, je suis tenté de fermer les yeux. Finalement je me force à regarder, pour en être témoin et pour en enregistrer tous les détails afin de pouvoir les livrer aux générations à venir. J’ai le devoir de documenter de manière littéraire et artistique les malheurs de mon peuple et les horreurs qu’il traverse. Cette guerre qui se déroule dans les villes, dans les villages, sur ma terre, elle se déroule en même temps dans mon esprit, dans ma conscience et dans mes rêves.
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Je suis moi-même un fils de la périphérie, issu d’une de ces villes situées loin de la capitale. Je sais que ce n’est pas nous qui avons déclenché la guerre, mais bien ces politiciens qui se disputent les sièges du pouvoir à Khartoum, afin d’accumuler encore plus de richesse et de pouvoir. Lorsqu’ils se sont disputés dans le premier gouvernement civil après l’indépendance, un grand parti civil a demandé l’aide de l’armée, et ce fut la naissance de la première dictature au Soudan, en 1958, un gouvernement qui dura huit ans.
Des femmes et des enfants déplacés d’El-Facher, dans un camp où ils ont trouvé refuge, à Tawila, dans la région du Darfour, au Soudan, le 3 novembre 2025. NRC/AP/SIPA
Puis une révolution éclata en 1964. Ce gouvernement tomba, les partis civils reprirent le pouvoir mais ils se disputèrent à nouveau. Un parti de gauche et quelques nationalistes arabes demandèrent alors l’aide d’un autre dictateur, Jaafar al-Nimeiri. Ce dernier renversa le pouvoir civil et gouverna pendant seize années avec une main de fer. Il relança la guerre et tua de nombreux civils dans le sud du pays, brûlant leurs villages. Il fut renversé par une révolution populaire en 1975, et les civils reprirent le pouvoir, mais ils se disputèrent à nouveau. Cette fois-ci, ce fut un parti islamiste qui demanda l’aide d’un nouveau dictateur, Omar al-Bachir. Il dirigea le pays pendant trente ans, commettant de nombreux crimes de guerre et aussi des crimes contre l’humanité. Il fut même condamné par le Tribunal pénal international. C’est lui qui créa officiellement les milices des Janjawids pour en finir avec les rébellions qui naissaient dans la périphérie afin de demander une juste répartition des ressources, et le pouvoir.
Celui qui attend la grâce des Janjawids peut attendre l’éternité
Le pouvoir d’Omar al-Bachir fut aussi renversé par une révolte populaire, et les civils revinrent au pouvoir. Cette fois-ci, ils mirent dès le début les militaires au sommet de la pyramide politique, et le chef des milices fut nommé vice-président. L’ironie du sort a voulu qu’on le désigne aussi président de la commission économique, lui qui n’avait jamais obtenu que son diplôme de troisième année primaire et qui savait à peine écrire son propre nom. Les civils se disputèrent encore une fois, alors un groupe soutint les Forces armées soudanaises, et un autre la milice des Janjawids. C’est alors que commença la guerre du 15 avril 2023, qui a emporté déjà des milliers d’âmes et qui a déplacé pas moins de 10 millions de civils. Les Janjawids ont brûlé les bibliothèques, les universités, les institutions gouvernementales. Ils ont détruit toutes les infrastructures, pillé le musée national, confisqué les véhicules de Khartoum et Omdourman pour les vendre ensuite dans les pays voisins.
Un hôpital universitaire détruit lors des conflits entre les Forces armées soudanaises et les Forces de soutien rapide, à Khartoum, le 12 août 2025. CHINE NOUVELLE/SIPA
Ils ont violé les femmes, même les plus âgées et les petites filles, d’autres ont été vendues comme des marchandises. Ils ont aussi enterré des gens vivants, les obligeant à creuser leurs propres tombes avant de les y jeter en criant « Allahou akbar », alors que leurs victimes imploraient leur grâce. Celui qui attend la grâce des Janjawids, dit-on là-bas, peut attendre l’éternité. Ce que je veux dire, c’est que toutes ces guerres sont le produit des politiciens et des généraux du centre, tandis que les victimes viennent toujours de la périphérie.
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Avant que cette guerre n’éclate, il y a une quinzaine d’années, j’ai écrit un roman intitulé « le Messie du Darfour » (traduit de l’arabe par Xavier Luffin, éditions Zulma, prix Littérature-Monde 2017). Cet ouvrage s’inspirait de la guerre qui eut lieu précédemment au Darfour. A l’époque je travaillais avec les forces internationales en tant que consultant pour une organisation caritative suédoise et pour l’Unicef dans le cadre de la protection des enfants en situation de guerre. Ce roman était comme un signal d’alarme pour éviter d’autres conflits que les Janjawids pourraient mener avec l’aide du centre. C’est alors que le gouvernement des Frères musulmans, dirigé par le général Omar al-Bachir, mena une campagne de dénigrement contre moi. Je fus contraint de quitter le Soudan. Puis arriva la guerre du 15 avril, menée par ceux que je décrivais très précisément dans mon roman, ils ont commis dans la réalité tout ce que j’y avais décrit de manière fictionnelle.
Je vis la guerre au quotidien, je suis les cris des victimes, j’écoute les dernières paroles de ceux qui sont tués, j’entends le sifflement des balles, je vois les drones planer au-dessus de ma tête, j’entends les murmures des politiques qui se saisissent leur part de sang. J’observe ces Etats qui soutiennent les Janjawids en leur envoyant des armes, des experts, des mercenaires, des dispositifs de brouillage, des cordes pour pendre femmes et enfants, et même des pelles pour que les victimes creusent leurs propres tombes.
Comme d’habitude, je ne peux pas protéger mon propre peuple du malheur. Je ne suis pas bon non plus pour crier et pleurer. Je ne suis pas un philosophe capable d’échafauder des questions et des réponses. Je ne suis pas suffisamment courageux pour prendre les armes et aller combattre, ni suffisamment lâche pour me contenter de regarder. Par contre, je peux utiliser l’encre pour décrire ce qui s’est passé et ce qui se passe encore. Ce que je veux dire, c’est que je vais écrire. Je ne vais pas écrire des histoires de guerre, car un roman ce n’est pas une histoire, mais bien l’art d’écrire une histoire, c’est très différent comme vous le savez.
◗ Texte recueilli par Sarah Diffalah, traduit de l’arabe (Soudan) par Xavier Luffin.
BIO EXPRESS
Abdelaziz Baraka Sakin est né à Kassala au Soudan en 1963. Il est l’auteur de « les Jango » et « le Messie du Darfour » (Zulma, 2020 et 2021), accueillis par plusieurs prix, et de « la Princesse de Zanzibar » (Zulma, 2022), traduit comme les précédents par Xavier Luffin, grand connaisseur des littératures africaines en langue arabe. Son dernier livre, « le Corbeau qui m’aimait » (Zulma, 176p., 18 euros), est paru en septembre. Ses livres ont été censurés par le gouvernement soudanais. Abdelaziz Baraka Sakin vit en Autriche.
Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur
au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.

